DOSSIER
Les fantastiques couteaux africains de
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Tilman Hebeisen
En 1978, Werner Fischer et feu Manfred
Zirngibl publiaient Afrikanische Waffen, premier
ouvrage véritablement exhaustif consacré exclusivement
aux couteaux africains.1 En couverture, quatre
couteaux raffi nés, dont l’un sort du lot : un impressionnant
couteau de prestige à manche en ivoire,
aux pointes effi lées, orné d’incisions complexes et
dont la forme était jusque-là inconnue du public (fi g.
1). Si Fischer et Zirngibl ont associé cette arme aux
Azande-Idio, ce type de couteau est plus communément
attribué aux Yakoma ou Zandé (« Yakoma »
ci-après). Bien que l’origine de ce chef-d’oeuvre rare
fût relativement douteuse, il était pratiquement
acquis que sa forme et sa beauté remarquables en
feraient un objet de prédilection pour les collectionneurs,
les marchands et autres maisons de vente,
une hypothèse qui se confi rmera par la suite. En le
comparant avec un couteau de jet traditionnel yakoma
(fi g. 2), l’on comprend rapidement pourquoi ce
couteau de prestige a suscité autant d’attention. À
l’époque de sa publication, il était le seul exemplaire
connu et se trouvait dans la collection de l’un des
auteurs de l’ouvrage en question, Manfred Zirngibl.
Au fi l du temps, plusieurs autres armes de ce
genre peu commun ont fait leur apparition sur
le marché de l’art, à des prix très élevés. Toutefois,
de l’avis de nombreux experts, ces armes
semblent partager davantage de similitudes entre
elles qu’avec le couteau fi gurant dans le livre de
Fischer et Zirngibl. L’analyse approfondie de l’une
d’entre elles (fi g. 3), actuellement dans la collection
d’Ethan Rider, coauteur de ces lignes, révèle des
détails troublants.2
En effet, l’examen de la façon dont le fer a été travaillé
révèle des incohérences majeures. Un couteau
fabriqué par un forgeron traditionnel en Afrique
montrera des signes indiquant qu’il a été étiré et
façonné afi n de lui donner sa forme défi nitive. Certains
éléments devraient être visibles, par exemple
des coulées provoquées justement par la manipulation
du fer et les points d’intersection des différents
morceaux de fer juxtaposés à coups de marteau. Le
fer du couteau yakoma de Rider ne présente aucune
trace de forgeage traditionnel et a vraisemblablement
été découpé dans une plaque métallique.
De plus, les décorations incisées qu’il affi che soulèvent
également des questions. Bon nombre des
motifs ornant la lame ne correspondent pas aux
motifs classiques yakoma, tandis que leur exécution
est manifestement incorrecte. Sur les authentiques
lames créées par les Yakoma et dans les
alentours, les décorations étaient pratiquées par
perforage et / ou martelage, une opération souvent
réalisée lorsque le fer était encore chaud. Sur le couteau
de Rider, les incisions ont indéniablement été
effectuées par brûlure. Si cette technique n’est pas
immédiatement visible à l’oeil nu, elle devient toutefois
fl agrante lorsque l’objet est examiné à l’aide
d’un dispositif grossissant. Photographiées avec un
grossissement de vingt fois, tant les incisions coniques
extrêmement homogènes, révélant la forme
de l’outil utilisé, que les lignes qui s’entrecroisent le
long du manche témoignent clairement de la même
technique inappropriée, en l’occurrence l’application
de marques sur la lame par brûlure (fi g. 4-6).
Du point de vue stylistique, les lézards incisés sur
le couteau de Rider relèvent d’une esthétique bien
trop naturaliste (fi g. 8). Le lézard a beau être un
thème récurrent en Afrique, aucun couteau traditionnel
africain ne représente cet animal avec autant
de réalisme, et encore moins avec des pattes musclées
comme ici. Conférer une forme abstraite à un
lézard fait au contraire la fi erté de tout forgeron
Par Ethan Rider et Wolf-Dieter Miersch
FIG. 1 (CI-DESSOUS) :
La couverture de
Afrikanische Waffen
montrant un somptueux
couteau yakoma avec un
manche en ivoire.
Werner Fischer et Manfred A. Zirngibl,
Afrikanische Waffen, Passau : Prinz-
Verlag GmbH, 1978.
FIG. 2 (PAGE DE DROITE) :
Exemplaire typique de
couteau de jet. Yakoma,
Gembele / Bira, RDC /
République centrafricaine.
Fin XIXe - début XXe siècle.
Fibres végétales et peau de serpent.
H. : 43 cm.
Collection Ethan Rider.
Photo : Ethan Rider.