FEATURE
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FIG. 17 : Le père Frank
Christol (1884-1979),
« Grande danse des chefs
de Bandjoun. Chef Kamga,
l’hôte ». Vers 1925.
Épreuve gélatino-argentique.
Musée du quai Branly – Jacques
Chirac, Paris, inv. PP0135040.
UN EFFET BOOMERANG
Le travail de sculpteur de Tahbou nous éclaire davantage
sur cette notion de créativité évolutive et d’innovation,
fermement ancrée dans les Grassfi elds en tant
que place de marché dynamique 32. En effet, Harter a
décrit comment, au début des années 1970, s’apercevant
que les marchands européens cherchaient des cimiers
tsesah, Tahbou a commencé à en produire (fi g.
19)33. Si certaines de ses oeuvres se sont retrouvées
sur le marché de l’art, d’autres ont intégré le trésor
royal de Bandjoun34, aujourd’hui transformé en musée35.
Par ailleurs, étant donné qu’aucun étranger n’a
jamais pu observer les cimiers tsesah en action, le seul
document illustrant la manière dont ils étaient probablement
portés est une photo prise par le conservateur
de musée français Alain Nicolas durant une
reconstitution à Bandjoun, organisée en vue de l’exposition
de Marseille en 1993 (fi g. 18). Mis sur pied
par Tahbou, la performance présentait un cimier qu’il
avait sculpté. Le cimier est tenu au sommet de la tête
d’un danseur dont le visage est caché par une capuche
blanche et qui porte une chemise et une jupe en tissu
ndop indigo teint par réserve. La forme et la taille
du tsesah sont proches des exemplaires plus anciens,
tandis que l’exécution de la bouche et du pourtour du
front témoigne d’une variation personnelle.
Des experts ont depuis nuancé les propos de
Tahbou selon lesquels il serait directement lié aux
sculpteurs ayant inventé cette forme, avançant la possibilité
d’une « tradition inventée »36. L’historienne
de l’art Dominique Malaquais a en effet suggéré que
des avantages politiques et économiques auraient pu
inciter Tahbou à se voir associé cette forme d’art37.
Quoi qu’il en soit, même si Tahbou s’était approprié
et avait réinterprété ces créations originales, cela en
dirait tout autant sur leur infl uence, au Cameroun
comme en Occident, caractérisée par un mouvement
de va-et-vient que l’on pourrait qualifi er d’effet boomerang.
Au départ, plusieurs éléments ont contribué
à créer le contexte entraînant l’admiration, immédiate
des cimiers tsesah en Occident : la rareté des cimiers
liés à leur fonction dans un contexte typiquement Bamiléké,
les explorations artistiques aventureuses des
maîtres-sculpteurs Bamiléké et, a fortiori, la forme
unique des cimiers tsesah. Plus tard, c’est l’intérêt
des marchands européens qui a conduit Tahbou à
créer de nouveaux cimiers, perpétuant la tradition
d’innovation des artistes Bamiléké et partageant
des récits complexes avec les spécialistes français et
camerounais. Ces récits entremêlés s’inscrivent dans
ce que l’anthropologue Silvia Forni a décrit comme le
contexte continu de pratiques commerciales et d’innovation
stylistique dans les Grassfi elds, qui remet en
cause les classifi cations simples, mélange les réseaux
régionaux, nationaux et internationaux, et brouille la
notion de canon esthétique38.