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FIG. 14 (CI-DESSOUS) :
Masque funéraire.
Moche, tombe 2, Dos
Cabezas, Pérou.
Cuivre, cuivre doré, coquillage, pierre
violette. H. : 22,2 cm.
Museo de Sitio de Chan Chan,
Huanchaco, inv. 12159.55409.
Ministerio de Cultura del Perú.
Photo : Christopher B. Donnan.
FIG. 15 (PAGE DE DROITE) :
Tunique avec motifs en
damier. Inca, Pérou. XVIe
siècle.
Fibres de camélidé. 92,1 x 73 cm.
The Metropolitan Museum of Art, New
York, achat, Fletcher Fund, Claudia
Quentin Gift, and Harris Brisbane Dick
Fund, 2018, inv. 2017.674.
MUSÉE À LA UNE
de palourde, par exemple, probablement sculpté par
un lapidaire olmèque dans la région de la côte du
Golfe du Mexique au premier millénaire avant notre
ère (fi g. 5), a fi ni dans une tombe datée de mille ans
plus tard dans ce qui est maintenant le Costa Rica, à
quelque mille cinq cents kilomètres de là. Les moyens
par lesquels les oeuvres circulaient suivaient souvent
des voies semblables à celles qu’empruntaient les arts
de luxe en Europe : de telles oeuvres
pouvaient être des cadeaux royaux
réalisés afi n de sceller des alliances ou
de reconnaître la vaillance militaire,
ou relever de pratiques de dévotion.
En outre, la circulation des arts de
luxe dans les Amériques différait
sensiblement de celle de l’Europe,
où les oeuvres fi nies et les matières
premières des artisans étaient
souvent disponibles sur le marché.
Les Aztèques avaient des marchés
prospères, mais ce n’était pas le cas
des Incas, et les biens et services
étaient échangés différemment.
Nous avons également compris
que les différences de préservation
ont infl uencé l’exactitude de notre
compréhension des arts de luxe dans
les Amériques anciennes. Par exemple, des sources
textuelles et visuelles attestent que les tisserands
de l’ancienne Méso-Amérique excellaient dans la
création de vêtements magnifi ques, mais seuls de
maigres fragments nous sont parvenus. En revanche,
un corpus spectaculaire de textiles anciens existe
dans la région andine de l’Amérique du Sud, préservé
grâce aux conditions exceptionnellement sèches du
désert côtier (fi g. 8 et 15). Rappelons que certains
matériaux fragiles, comme les plumes, ont pu être les
matériaux les plus prisés de tous (fi g. 6 et 13). En effet,
des textes du Mexique central nous rappellent que la
plumasserie était considérée comme une occupation
d’un statut supérieur à celui du travail de l’or.
Certains aspects de ces traditions étaient encore
plus transitoires. Le luxe n’est pas nécessairement
simplement matériel ; il peut aussi être de l’ordre
de l’expérience, lié à l’idée de sons, de parfums, de
visions plaisants, et d’autres expériences réelles mais
intangibles qui renforcent le statut dans une société.
Les parcs d’agrément royaux aztèques, avec tous
leurs petits plaisirs sensoriels, par exemple, avaient
beaucoup en commun avec les propriétés de campagne
européennes ou les jardins de la dynastie Ming10. Le
pouvoir culturel d’un domaine inca tel que Machu
Picchu résidait dans l’accès exclusif qu’il offrait à un
monde naturel sacré et puissant. De tels jardins et
domaines nous montrent que l’idée du luxe repose,
depuis longtemps, sur la notion de grande échelle.
Le terme d’« arts de luxe » a tendance à se référer
à des objets portables, de petite taille, généralement
composés de matériaux rares et renvoyant à des
expériences sensorielles particulières
grâce à leurs propriétés exceptionnelles
(couleur, durabilité, sensualité tactile
et luminosité). Dans les Amériques
anciennes, les matériaux choisis
pour les ornements ou les récipients
rituels les plus précieux étaient aussi
des substances qui avaient un riche
potentiel symbolique. Beaucoup de
matériaux utilisés pour les arts de
luxe dans le monde précolombien
partagent des propriétés communes
aux arts de luxe à travers le temps et
l’espace, mais dans certains cas, ces
matériaux - comme les coquilles de
Spondylus et les plumes - semblent
modestes, du moins pour la plupart
des yeux modernes. Golden Kingdoms
questionne les notions de valeur
universelle. Il y a des qualités inhérentes aux matériaux,
mais en fi n de compte le choix d’en sélectionner un
plutôt qu’un autre est entièrement culturel.
De nos jours, nous avons tendance à considérer
les objets de luxe comme des choses superfl ues,
mais il en allait tout à fait différemment dans les
anciennes Amériques, où ils étaient des agents actifs
et essentiels dans la création et le maintien de l’ordre
social, des oeuvres cruciales pour communiquer des
idées. Les matériaux étaient sélectionnés pour leur
capacité à incarner l’incorporel et l’évanescent11.
La plupart, sinon la totalité des objets dans Golden
Kingdoms sont faits de matériaux considérés comme
particulièrement proches ou évocateurs du pouvoir
divin, et leur transformation en oeuvres d’apparat et
autres objets manifeste le lien de celui qui les possède
avec ce pouvoir. Dans le contexte examiné, la valeur
de ces matériaux n’était pas monétaire ; elle dérivait
plutôt d’associations avec des concepts sacrés. L’or,
l’argent et le cuivre - mais surtout les coquillages, les
textiles, le jade, la turquoise et les plumes - jouaient un
rôle social de grande importance dans les Amériques
anciennes, au-delà du désir de les accumuler comme
marchandises12.