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ÉDITORIAL
La vision de l’Afrique, l’Océanie, l’Asie et les Amériques comme des contrées
exotiques coupées du monde et repliées sur des traditions ancestrales inébranlables,
que s’est forgé l’imaginaire populaire en Occident dès les premiers
contacts, a traversé les siècles pour s’ancrer davantage encore dans les mentalités
lors de la période coloniale. Le spectacle de cette altérité méconnue ou fantasmée,
offert lors des expositions coloniales qui se succédèrent dans les métropoles
européennes jusqu’à la première moitié du XXe siècle pour le plus grand
bonheur du public, fut l’un des instruments les plus effi caces mis en place par
les États pour diffuser cette vision auprès de la population. C’est précisément
dans le contexte de ces « théâtres humains », et dans le sillage de la pensée
offi cielle, que fl eurirent des formes de représentation visuelle – affi ches, illustrations,
gravures, peintures etc. – dont l’impact est avéré dans la construction
d’une image déterminée des peuples soumis.
L’exposition Peintures des Lointains, à l’affi che au musée du quai Branly-
Jacques Chirac jusqu’au 6 janvier 2019 et thème du portfolio de cette édition
Printemps, s’intéresse précisément à ce phénomène. Partant du contexte colonial dans lequel le fonds
beaux-arts du musée parisien a été réalisé, cette manifestation a le mérite d’aller au-delà de la présentation
de ces oeuvres comme un outil de propagande politique. En prenant le temps d’approfondir le
parcours individuel des artistes à l’origine des toiles exposées, on voit émerger des histoires riches en
nuances, et parfois même éloignées du discours offi ciel univoque. Il y est question de rencontres et
d’échanges, dont il est raisonnable d’imaginer qu’ils eurent un impact sur les oeuvres qui en résultèrent.
C’est du moins ce qu’invite à penser la sensibilité qui se dégage de nombreuses toiles, et plus particulièrement
de celles représentant des personnes autres.
La contribution fertile de ces échanges dans l’art étant suggérée, dans le contexte aussi peu favorable
de la colonisation, il serait faux d’imaginer qu’elle ait été unidirectionnelle. L’émergence précoce, par
exemple en Afrique, d’un art dit colonial est là pour le prouver (voir nos 74 et 77 de ce magazine).
Mais quid d’une éventuelle infl uence dans les arts dits traditionnels ? Cette interrogation est de plus en
plus présente dans la recherche en histoire des arts d’Afrique, d’Océanie, d’Asie et des Amériques, après
que les spécialistes se sont occupés, pendant des décennies, à en dégager les particularités endogènes.
Ce numéro Printemps en témoigne : alors que l’article d’Erica P. Jones sur l’exposition Dining with
Kings (Fowler Museum de l’UCLA) met en évidence l’apparition d’une production de linge de table
orné de symboles royaux traditionnels en pays Bamoun (Cameroun), les deux dossiers centraux – l’un
sur les cimiers tsesah des Bamiléké signé par Yaëlle Biro et l’autre sur les tabourets d’orateur du Moyen
Sepik dû à Nicolas Garnier – témoignent de l’impact de l’intérêt manifesté par l’Occident, à différents
niveaux, sur la création artistique de certaines formes d’objets cérémoniels. Autant dire que les arts
tribaux sont tout sauf une réalité étanche ! Et cela contribue d’ailleurs à leur pouvoir d’enchantement...
Elena Martínez-Jacquet
Notre couverture illustre un cimier tsesah
bamiléké de la région camerounaise des
Grassfi elds.
Collecté par Pierre Dartevelle à Bandjoun vers 1970, il
fi gure désormais dans les collections du Metropolitan
Museum of Art de New York sous le numéro 2017.35,
grâce au Acquisitions and Rogers Funds, and Anonymous,
James J. Ross, and Marian Malcolm Gifts