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FIG. 1 (CI-DESSOUS) : Le
cimier tsesah du Museum
für Völkerkunde, Leipzig.
D’après Paul Germann, Das
plastisch-fi gürliche Kunstgewerbe im
Graslande von Kamerun, Leipzig :
Spamerschen, 1911.
Selon la tradition orale, la création des cimiers
tsesah a commencé au début du XVIIIe siècle dans
la puissante chefferie de Bandjoun, dans la région
Bamiléké1. Si, d’un point de vue historique, les cent
deux régimes monarchiques de la région ont possédé
une identité locale propre, ils partageaient néanmoins
des structures de gouvernance axées chacune sur la
personnalité d’un souverain tout-puissant, le fon. À
travers la région, la rivalité entre les différentes chefferies
a encouragé le mécénat artistique, puisque les
souverains sollicitaient la création d’oeuvres d’art destinées
à témoigner de leur légitimité, de leur prestige
et de leurs richesses. À ce titre, les sculpteurs auraient
donné aux cimiers tsesah leur aspect impressionnant
afi n d’exprimer ces notions de pouvoir royal.
Tenu ou porté au sommet de la tête par l’un des
plus proches émissaires du fon, le tsesah affi rmait
son imposante présence lors des rares danses qui
marquaient les affaires publiques, comme les funérailles
royales, les rites d’intronisation du souverain
et l’exécution des décisions judiciaires. Étant donné
leur nombre limité et leurs rares apparitions en public,
ces cimiers seraient intimement liés au personnage
du fon, raison pour laquelle un seul tsesah aurait
été actif dans une chefferie à un moment donné.
Au moment où les Occidentaux ont commencé à se
les procurer à travers la région Bamiléké, les cimiers
n’apparaissaient plus lors des danses, mais étaient
conservés dans les trésors des chefs. C’est pour cette
raison que les événements auxquels ils prenaient part
n’ont jamais été documentés par des étrangers et que
les informations ne sont que partielles concernant
leur fonction et la chorégraphie qu’ils exécutaient.
Le statut particulier des cimiers tsesah au sein de
la région Bamiléké a trouvé un écho en Occident
dès le moment où les quelques premiers exemplaires
ont été rapportés du Cameroun en Europe durant
les premières décennies du XXe siècle. Leur réinterprétation
spectaculaire du visage, caractérisé par des
axes verticaux et horizontaux prononcés mais soigneusement
équilibrés et par un front typique – une
surface plane proéminente ornée de motifs géométriques
incisés – a immédiatement retenu l’attention
des critiques d’art européens de par leur résonnance
avec les préoccupations artistiques de l’époque lié à
l’émergence de nouvelles formes de représentation
s’éloignant du réalisme. Malgré un corpus restreint,
les cimiers tsesah ont fait l’objet d’abondantes publications
et expositions, et ont rapidement été perçus
comme essentiels au canon esthétique africain.
On ne connaît l’existence que d’une quinzaine
d’oeuvres majeures du corpus des tsesah, dont l’une
a récemment intégré la collection du Met (fi g. 2).
Collectée par Pierre Dartevelle à Bandjoun vers 1970
environ, elle est largement considérée comme l’une
des références de ce corpus en raison de son ancienneté,
de son envergure et des réparations qu’elle a
subies. Ce cimier est actuellement exposé aux côtés
de trois autres exemplaires issus de collections américaines
(fi g. 8, 9 et 10) dans The Face of Dynasty:
FIG. 2 (À DROITE) : Cimier
tsesah. Peuples Bamiléké,
région des Grassfi elds,
Cameroun. XVIIIe siècle.
Bois. H. : 94 cm.
Collecté par Pierre Dartevelle à
Bandjoun, vers 1970 ; Dartevelle
Collection, Bruxelles, jusqu’en 2017.
Metropolitan Museum of Art, achat,
Acquisitions and Rogers Funds, and
Anonymous, James J. Ross, and Marian
Malcolm Gifts, 2017, inv. 2017.35.
Majestueuse, cette oeuvre est à la
fois massive et délicate. Un large
front en deux dimensions surmonte
une série de traits rendus par des
volumes, comprimés dans la partie
inférieure de la composition. Le regard
pénétrant des yeux aux contours
prononcés est orienté vers le ciel.
Les motifs géométriques à l’origine
abondamment gravés dans la partie
supérieure ont aujourd’hui laissé
place à des sillons dus à l’érosion.
Les nombreuses réparations qu’elle
a subies témoignent de sa longue
existence en tant qu’incarnation du
pouvoir royal Bamiléké. Lorsque ce
cimier est devenu trop fragile pour
être porté, il n’a pas été jeté, mais
conservé dans un trésor au sein
de sa communauté. Un cimier de
remplacement a alors été sculpté, de
manière à perpétuer une tradition
d’innovation artistique en constante
évolution.
Créés par les maîtres-sculpteurs bamiléké
dans la région des Grassfi elds au Cameroun, les cimiers
tsesah – communément appelés « Batcham »–
s’imposent comme l’une des formes esthétiques les
plus saisissantes de l’art africain. Ces oeuvres, rares et
emblématiques, se voient aujourd’hui mises à l’honneur
dans une exposition à l’affi che en ce moment au
Metropolitan Museum of Art de New York. Partant
des recherches menées par des spécialistes européens,
américains et camerounais depuis les années 1960,
réévaluant une partie de ces informations et considérant
de nouveaux documents d’archives, cet article
s’intéresse aux mécanismes ayant permis aux cimiers
tsesah d’occuper une position de premier plan dans
le monde de l’art africain et se penche également sur
l’empreinte durable qu’ils ont laissée au Cameroun.
Par Yaëlle Biro
DOSSIER
Le canon et ses
conséquences :
La réception des cimiers tsesah bamiléké