D’ivoire et de mystère
Un appui-nuque du centre-est de la RDC
Viviane Baeke, Docteur en anthropologie sociale et culturelle et ancienne conservatrice
de la section d’Ethnographie, puis du Service Patrimoines du MRAC de Tervuren.
Les dimensions hors du commun, parce qu’en ivoire, de
ce splendide appui-nuque en font une oeuvre absolument
unique. (ill. 1) Sa parution en 1935 dans l’ouvrage African
Negro Art ne suscita cependant aucun émoi particulier,
sauf peut-être parmi les visiteurs de l’exposition qui
eurent l’occasion de l’admirer de visu. Dans le catalogue,
ses dimensions figurent en effet de façon incomplète et
fort discrète (H. 4 ¾”).
Le groupe ethnique auquel on attribua ce véritable
bijou ne souleva pas plus d’étonnement. L’ivoire orné de
points-cercles constituait déjà alors l’une des signatures
essentielles des artistes lega. En outre, il côtoyait dans
l’exposition un masque en ivoire, appartenant également
à Louis Carré, et qui lui est indubitablement lega.
Et pourtant…
En 1935, comme en 1964, date à laquelle cet objet fut à
nouveau publié , les connaissances ethnographiques sur
la région de l’ex- Congo belge d’où était censé provenir
cet objet étaient encore fort partielles, un savoir lacunaire
que ne manqua pas de souligner Charles Ratton en 1947
dans l’introduction au catalogue de vente de l’Hôtel
Drouot d’une collection de 29 ivoire lega : « Le nombre
des ivoires warega est fort restreint et les ethnographes
ne savent pas grand-chose à leur sujet, sinon qu’ils furent
utilisés dans un but rituel par la société des Miwami ou,
d’après Franz Olbrecht, Moami. »
Si l’on excepte quelques timides articles, ce n’est
finalement qu’en 1973 que Daniel Biebuyck publie ses
recherches, pourtant menées dans les années 50, et sort
son ouvrage décisif Lega Culture. Même si plusieurs
auteurs remettent aujourd’hui en question son analyse du
système de pensée lega , l’auteur y livre une description
précise et en profondeur de l’art des Lega lié intimement
à l’association initiatique du bwami. D’autres écrits
importants suivront jusqu’à nos jours, et ce corpus va
nous permettre de tenter d’en savoir plus à propos de cet
appui-tête qu’auraient sculpté les Lega.
Biebuyck souligne que toute la production artistique
lega est dévolue à l’association initiatique du bwami. Par
ailleurs, lorsqu’il passe en revue les types d’objets liés au
bwami, et ils sont nombreux , il n’évoque les appuis-tête
que pour remarquer « je n’ai jamais vu un appui-nuque
en ivoire (lubigo) ».
Ill. 1 : Appui-nuque en ivoire
Centre-Est de la RDC (Zimba ?)
Longueur : 28 cm ; largeur : 10 cm ; hauteur : 12,5 cm
Photo Hughes Dubois
Et l’auteur précise que le seul qu’il connaisse…
est celui publié par Sweeney, ajoutant : « Je n’ai
entendu mentionner l’appui-nuque qu’une seule
fois lors d’une initiation au grade kindi : «Celui qui
est mort ne revient pas ; il s’en va et jette l’appuitête.
» »
Lorsque l’on apprend que chaque objet sculpté
pour l’association du bwami, fut-il en bois ou en
ivoire, était scrupuleusement conservé après la
mort de son détenteur pour être transféré à son
héritier au sein de l’institution, on comprend que
l’appui-tête qu’évoque cet aphorisme ne peut être
qu’un objet du quotidien, étranger à l’univers
initiatique. Et comme pratiquement tous les objets
sculptés étaient liés à cette société, ce proverbe
évoque vraisemblablement le bout de bois qui
servait d’oreiller, ou encore la petite buche que
l’on glissait sous la nuque du défunt pendant les
funérailles, un geste symbolique attesté également
chez les Bembe, ces proches voisins qui appellent
les Lega leurs « grands frères »
Lorsque l’on sait en outre que ni Biebuyck, ni
Marc Felix , ni Kellim Brown n’aperçurent le
moindre appui-nuque chez les Lega, on peut donc
raisonnablement en déduire, comme le suggère
d’ailleurs Kellim Brown , que ce magnifique objet
n’est pas lega.