HISTOIRE D'OBJET
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On comprendra donc ma surprise lorsque j’ai
découvert qu’un charme de navigation conservé au
Museum Fünf Kontinente de Munich (inv. B.1674)
était attribué aux îles Kaniet, situées à l’extrémité
nord de l’archipel Bismarck (fi g. 2) et à quelque
300 kilomètres des Caroline. Cet objet semble être
le seul de cette région à nous être parvenu.3
Ce charme se présente sous la forme d’une grenouille
sculptée en bois intégralement recouverte
de kaolin et fi xée sur un pieu également en bois.
Ses yeux sont peints en noir. Des feuilles pennées
de cocotier, habilement taillées en zigzag à leurs extrémités,
permettent de fi xer la grenouille au pieu.
Dans le cadre d’une communication personnelle,
le Dr Michaela Appel, conservatrice principale au
Museum Fünf Kontinente, m’a appris que le pieu
de bambou du charme servait en réalité de substitut
à une queue de raie aujourd’hui absente. Malheureusement,
les informations relatives à cette oeuvre
se limitent au nom de la personne qui l’a collectée,
ainsi que la mention suivante inscrite sur la fi che
d’inventaire : « une idole de grenouille, amulette
utilisée pour s’attirer les vents favorables ».
L’objet se trouvait auparavant dans la collection
du médecin, ethnographe, explorateur et conservateur
Max Buchner (fi g. 4), sans doute plus connu
en sa qualité d’africaniste et d’auteur du livre Reise
durch den Stillen Ozean (Berlin, 1878), dans lequel
il relate son tour du monde entrepris en 1875.
Buchner avait reçu le charme de navigation en
cadeau de la part de Max Thiel (fi g. 6), neveu de
Hans Hernsheim, un directeur de la Hernsheim &
Co, une compagnie commerciale spécialisée dans le
copra qui possédait des antennes sur Yap dans les
îles Caroline, Jaluit dans les îles Marshall et sur l’île
Matupi dans l’archipel Bismarck. Thiel était arrivé
en Nouvelle-Guinée allemande en 1885 à l’âge de
vingt et un ans en tant que responsable et copropriétaire
de la Hernsheim & Co. Il habitait sur
Matupi, à l’est de la Nouvelle-Bretagne, juste au
sud de Rabaul, où il devint l’un des acteurs majeurs
de la politique coloniale dans la région. Buchner
s’est procuré de nombreux objets intéressants auprès
de sources variées, dont Thiel, qui avait vécu
en Nouvelle-Guinée allemande. En 1887, Buchner
fut nommé directeur et conservateur du Museum
für Völkerkunde de Munich et les objets qu’il avait
collectés vinrent garnir la collection du musée.4
On peut dès lors se demander comment un objet
sur lequel on ne possède que très peu d’informations
peut être identifi é et attribué qui plus est à une
aire aussi méconnue que celle-ci. Dans son remarquable
article consacré à la culture des îles Hermit
et Kaniet paru dans le numéro été 1997 du magazine
The World of Tribal Art, Philippe Bourgoin a
présenté un certain nombre d’exemples emblématiques
de l’art de la région qui s’avèrent utiles aux
fi ns d’une analyse stylistique comparative.5 Plus
importants encore, les travaux exhaustifs de Georg
Thilenius réalisés en 1903 sur les populations indigènes
des îles occidentales de l’archipel Bismarck
(fi g. 7 et 8) fournissent des pistes supplémentaires.6
Lorsque Thilenius est arrivé dans les îles occidentales
en 1899, une trentaine d’indigènes, âgés pour
la plupart, vivaient encore à Kaniet. Louis-Antoine
de Bougainville, premier Européen à être passé au
large des îles Kaniet cent trente et un ans auparavant,
pensait qu’elles étaient densément peuplées,
mais il est probable que les îles occidentales dans
leur ensemble n’aient compté que trois mille à cinq
mille habitants à l’époque précoloniale. Cette population
fut tellement touchée par les maladies découlant
des contacts avec les Européens que seule
une poignée d’individus avait survécu au moment
de l’arrivée de Thilenius. Malgré cette tragédie,
ce dernier a pu documenter une grande partie de
leur culture matérielle, même si certaines questions
relatives à leurs origines culturelles demeurent
actuellement sans réponse. Thilenius, qui deviendrait
plus tard directeur du Museum für Völkerkunde
de Hambourg, observa non seulement des
infl uences mélanésiennes, principalement des îles
de l’Amirauté, mais également polynésiennes. Selon
Barbara Treide, ancienne conservatrice des arts
d’Océanie au Museum für Völkerkunde de Leipzig,
plusieurs éléments portent à croire que les migrations
des habitants des mers du Sud entre la Mélanésie,
la Micronésie et la Polynésie ont continué
jusqu’au milieu du XIXe siècle.7
Étant donné qu’il est peu probable que le concept
de charme de navigation soit originaire des îles
Kaniet, il est raisonnable de penser qu’il a dû être
importé de la région des îles Caroline, où la tradition
était bien ancrée. Thilenius est le seul chercheur
qui fournit une description de première main de
divers objets magiques provenant de Kaniet. Deux
d’entre eux sont illustrés, mais n’ont pas de rapport
direct avec le charme de navigation conservé
à Munich.8 Thilenius mentionne en revanche que
certains objets magiques, utilisés selon lui à des fi ns
FIG. 4 (CI-DESSUS) :
Max Buchner.
Museum Fünf Kontinente, Munich.
PAGE DE DROITE
FIG. 5a et b :
Charme de navigation.
Îles Kaniet. Avant 1890.
Bois, bambou, feuilles de palmier, fi bres
végétales, pigments. L. : 53,5 cm.
Ex-coll. Dr Max Buchner, Munich ; Max
Thiel, Matupi.
Museum für Völkerkunde, Munich,
inv. B. 1674.