
PIERRES HALLUCINOGÈNES
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sont difficiles à identifier. En effet, les êtres vivants
ne sont pas classés, ni représentés, par les savants
et artistes amérindiens de la même manière qu’en
Occident. Les critères physiques retenus pour les
caractériser nous apparaissent donc peu conventionnels,
voire parfois carrément surprenants,
comme par exemple la valorisation d’antennes ou
d’une qualité inhérente, aux dépens de ce qui nous
semble plus évident. Ajoutons à cela la vision polymorphe
des êtres vivants, certains affectant l’aspect
d’une grenouille, d’un jaguar ou même d’une sorcière
transformiste. Ainsi, un anaconda est souvent
considéré comme un « jaguar des eaux ». De même,
le tulupéré primordial qui persécutait autrefois les
Wayana de Haute-Guyane est tantôt décrit comme
un anaconda terrifiant à pattes, tantôt comme une
chenille monstrueuse. Les Amérindiens se fondent
principalement sur les qualités intrinsèques de
l’animal, plutôt que sur son esthétique. Dans cet
univers si particulier la prudence est de mise avant
d’avancer des certitudes, surtout que les créateurs
de ces pièces ont aujourd’hui disparu.
Beaucoup de ces pierres à inhaler du Trombetas
figurent parfois un « dragon » tenant entre ses
pattes un être humanoïde. Cette scène rappelle les
visions provoquées par les hallucinogènes chez
les groupes actuels des Guyanes, notamment le
takini ou takweni (Brosimum acutifolium). Le
latex translucide, qui devient rougeâtre au contact
de l’air, de cet arbre tutélaire des esprits chez les
Wayãpi et les Palikur, sert lors d’initiations chamaniques.
En consommant ce psychotrope végétal,
les chamanes racontent qu’ils ressentent derrière
eux la présence de l’esprit de l’arbre sous la forme
d’un jaguar rugissant ou d’une effrayante chenille
soufflant. Il faut se figer, car on risque la mort rien
qu’en se retournant pour voir le danger.
Malgré la variété des sculptures, ce thème d’une
menace monstrueuse dans son dos se répète, avec
des animaux variés, vraisemblablement des
avatars de la chenille. Les deux pièces du
musée Dobrée impliqueraient également
cet animal. Il faut préciser qu’il ne s’agit
pas de n’importe quelle larve, mais d’une
chenille urticante mortelle, encore considérée
comme une bête mythologique
essentielle par les populations actuelles
(FIG. 14). De nos jours, elle est toujours
fortement représentée dans les manifestations
artistiques des peuples de la forêt.
LA DOULEUR POUR ATTEINDRE
LE « VRAI MONDE »
Aussi étonnant que cela puisse paraître, les figurines
amazoniennes aident à percevoir des pratiques disparues.
Ainsi, l’étude des pierres archéologiques
pour psychotropes ouvre une voie de compréhension
à des activités passées aussi impalpables que
l’inhalation de poudres et le voyage allégorique
vers l’ailleurs.
Si les Amérindiens n’établissent pas de frontières
entre les humains et les non-humains, il n’en demeure
pas moins nécessaire d’utiliser des moyens
artificiels afin d’atteindre un état de malaise et de
souffrance pour passer d’une réalité à l’autre. Ainsi,
lorsqu’on ne prend pas de psychotrope, de tabac ou
d’alcool, on subit des rites initiatiques douloureux,
comme la terrible épreuve des morsures de fourmis
ou de piqûres de guêpes que doivent affronter les
enfants de divers groupes amazoniens. Ces périples
vers l’infini et au-delà ont généralement pour but de
rencontrer des esprits de la nature, maîtres des animaux,
défunts et autres entités
merveilleuses afin de convoquer
les pouvoirs des forces invisibles
pour assister les chamanes dans
leur tâche au cours d’une expérience
extatique.
En somme, les deux statuettes
du musée Dobrée constituent de
précieux et rares témoignages
archéologiques d’activités volatiles
et pourtant essentielles de
la vie amérindienne passée. Elles
sont en outre les seules pièces de
ce type conservées en France, ce
qui ajoute à leur valeur muséale et scientifique. Le
musée Dobrée préserve donc d’autres trésors que
le seul coeur d’Anne de Bretagne, tout aussi inestimables
pour l’histoire de l’humanité.
Pour aller plus loin
Exposition Précieux poisons d’Amazonie, parc de La Garenne-
Lemot, Gétigné-Clisson, du 29 mai au 1er septembre 2019.
Rostain, Stéphen, 2017, Amazonie. Les 12 travaux des
civilisations précolombiennes, collection Science à plume,
Belin, Paris.
Rostain, Stéphen (éditeur), 2019, Stupéfiante Amazonie,
éditions de Loire-Atlantique, Nantes.
FIG. 13 (CI-DESSUS) :
Statuette pour inhaler des
psychotropes avec un animal
ressemblant à un félin.
Collection du Museu Paraense Emilio
Goeldiá.
Aquarelle : Rostain.
FIG. 14 (CI-DESSOUS) :
Chenille urticante Lonomia
obliqua dont la piqûre est
très douloureuse, voire
mortelle. Elle est donc crainte
et souvent assimilée à un
monstre mythologique par
les amérindiens.