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DOSSIER anormalité, de ce pouvoir occulte qui ne l’empêchera pas d’accomplir un destin unique, bien au contraire. DEUS EX MACHINA Alors que la rédaction de cet article était pratiquement achevée, nous avons pris connaissance, à trois jours d’intervalle, du contenu iconographique de deux ouvrages qui nous a donné des éléments supplémentaires confortant notre position. Il s’agit de la sortie officielle du livre relatant le parcours de collectionneur de Claude-Henri Pirat, dont nous avions écrit l’avant-propos sans avoir vu la sélection complète 116 des objets illustrés, et de l’ouvrage que Bernard de Grunne vient de publier. Nous avons découvert, dans le premier, un buste très fragmentaire de femme tenant une tête d’enfant122 (fig. 37) et le second nous a permis d’avoir une vue de profil d’un buste bien connu123 (fig. 39), souvent interprété comme un être barbu, homme ou femme124. Quelle ne fut pas notre surprise et notre satisfaction d’y voir à nouveau le fameux bréchet de pigeon ! En effet, à la lumière de la démonstration qui précède, nous interprétons la figure 37 comme une maternité réunissant à nouveau Sogolon et Soundjata, mais cette fois selon une tout autre configuration. Les bras de Sogolon – dotée de la déformation sternale en bréchet de pigeon – présentent son fils, le futur empereur du Mali. Ce dernier, déjà investi de son rôle, fait tout à la fois face à son peuple et à l’avenir brillant qui se profile devant lui. Cette sculpture particulièrement sensible et émouvante évoque la mère qui protège encore d’un geste attendri celui qui ne lui appartient plus puisqu’il est promis à cet avenir extraordinaire qui modifiera définitivement l’histoire de la région. Curieusement, les pouces de Sogolon croisés sur la tête de Soundjata affichent au niveau de leur dernière phalange une déformation convexe, en « baguette de tambour »125. Quant à la figure 39, plutôt que d’y voir une personne barbue, nous y reconnaissons plus volontiers le portrait d’une femme jeune qui tire la langue, par ailleurs dotée de seins et d’un thorax également déformé en bréchet de pigeon. Elle n’est pas barbue car ce type de pilosité est habituellement figuré par une saillie sur laquelle l’artiste trace le plus souvent des stries disposées en éventail. Dans le cas qui nous occupe, il s’agit plutôt d’une masse hémisphérique qui masque à la fois le menton et le cou. Cette masse, décorée d’une vingtaine de motifs circulaires pointés, ferait plus vraisemblablement allusion à une autre manifestation extra-pulmonaire de la tuberculose : l’adénite cervicale chronique – plus couramment dénommée écrouelles126 ou scrofule – au cours de laquelle les ganglions cervicaux, infestés de bacille de Koch, atteignent parfois un volume considérable – comme illustré sur la figure 40 – avec apparition d’abcès déformants, de fistules cutanées et finalement de cicatrices rétractiles. Dans les cas extrêmes, la sensation d’étouffement due à la compression du pharynx par les ganglions scrofuleux n’est soulagée que par l’ouverture permanente de la bouche et l’avancée de la langue. Dans la foulée, l’ « anneau serpentiforme » que l’on voit au niveau du cou de la statue du mqB et les excroissances maxillaires de celle du musée Barbier-Mueller (fig. 41 et 42) prendraient une autre signification : ne seraient-ils pas aussi la représentation de masses, d’abcès et de cicatrices d’étiologie scrofuleuse ? Cet apport de dernière minute, qui pourrait confirmer l’hypothèse développée dans cet article, nous encourage à penser que nos tentatives d’interprétation ne s’arrêteront pas là et qu’en livrant d’autres oeuvres du delta à l’épreuve du scanner à rayons X, nous découvrirons de nouveaux indices corroborant nos analyses. ÉPILOGUE En comparant l’oeuvre du musée du quai Branly (mqB) à d’autres exemples de statuaire du delta intérieur du Niger (DIN), nous avons constaté sans surprise que plusieurs niveaux de lecture coexistent. Dans un premier temps, on peut y déceler des observations médicales. Les artistes s’inspirent de ce qu’ils voient et tentent de le traduire, mais de toute évidence la démarche dépasse de loin le témoignage visuel des maux qui affectent les populations de l’époque. Le second temps, de ce fait, s’avère symbolique : les maladies illustrées doivent être perçues comme des signes ou comme des marqueurs identitaires127 ; on serait en quelque sorte en présence de ce que Michel Foucault qualifie d’« exaltation du corps performant ou du corps productif ».128 De toute évidence, dans ce contexte-ci, les affections mettent l’accent sur les pratiques occultes : celles qui engendrent les maux, celles qui permettent de les éviter ou de les reconnaître comme les signes d’un statut particulier, hors du commun ; bien souvent en relation avec la position ambiguë des gens de pouvoir. Sogolon et son fils Soundjata sont des personnages emblématiques dont la puissance est décuplée par la maîtrise de techniques magiques. La laideur repoussante et les difformités physiques de Sogolon ainsi que le handicap de son fils, associés à leurs connaissances ésotériques, les marginalisent d’emblée. Si, comme nous le pensons, les terres cuites du DIN peuvent être interprétées en fonction de traditions orales dont nous avons encore la trace et dont nous pouvons suivre le dynamisme au travers de l’art de conter des griots, elles pourront être réinvesties pleinement de toute la fierté que les Maliens et les populations mande accordent déjà à FIG. 40 : Buste en cire “Scrofula” de Jules Talrich, Paris (1890). © National Museum of Health and Medicine, Silver Spring, Maryland. Inv. M-550 10070. Photo : Matthew Breitbart.


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