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DOSSIER mique occidental où il semble inapproprié, voire honteux, d’oser les publier4 et plus encore de les exposer. Auraient-elles vécu tous ces affronts pour rien, pour rester à jamais muettes, comme certaines collections coloniales qui ne racontent plus autre chose que l’arrogance de ceux qui ont mis le pied sur le sol africain en pensant y avoir tous les droits5 ? Nous n’avons pas pu nous résoudre à cet échec et avons eu la faiblesse de croire qu’il était possible de les « utiliser » pour reconstituer une histoire qui leur appartient de droit et dont on ne pourrait les déposséder. Il ne faut pas croire non plus que nous voulons explorer leurs propriétés stylistiques ou vanter leurs qualités esthétiques 90 et le génie de leurs créateurs anonymes pour légitimer leur place dans nos musées et collections occidentales en les proclamant patrimoine de l’humanité6, tout comme nous n’allons pas non plus jouer la carte des indispensables restitutions7. Les deux options méritent d’être débattues, et probablement rééquilibrées, mais ce n’est pas notre propos ici. Encore une fois, d’autres sont porteurs de cette parole et l’ont exprimée avant nous avec des succès divers. DÉVELOPPER UN AUTRE REGARD Peut-être serait-il opportun d’annoncer que nous sommes partis d’un postulat de résignation : plusieurs centaines8 de ces oeuvres ont pénétré notre environnement occidental et cet état de fait ne peut plus être modifié, quels que soient notre éthique et notre désir de faire un travail respectueux de la déontologie qui sied à nos activités académiques. Ce constat, regrettable certes, ne nous a pas semblé une raison suffisante pour enfouir – métaphoriquement cette fois – les terres cuites du delta intérieur du Niger (dorénavant DIN)9 dans le terrain stérile de notre culpabilité. Elles font partie de l’histoire de l’Afrique et de l’histoire de l’art ; elles constituent des énigmes qui excitent la curiosité et stimulent la sagacité. Le besoin de savoir nous a donc taraudés, mais aussi et surtout l’opportunité de mettre en résonance deux formes d’acquisition de la connaissance qui semblent presque contradictoires : les sources orales détenues par les griots10 du Mande, chantres de l’histoire de leur région avec ses héros réels ou fictifs11 et la technologie du scanner à rayons X. Depuis des siècles, la tradition orale est à la base de la reconstitution de nombreux événements appartenant à l’histoire de populations que l’on traite encore souvent avec mépris, justement parce qu’elles ne détiennent pas, soi-disant, les aptitudes suffisantes pour les consigner par écrit12. Ces idées préconçues sur l’inefficacité et la non-fiabilité des sources orales n’appartiennent malheureusement pas au passé. Avant d’être couchée sur le papier, toute théorie, quelle qu’elle soit, ne fut d’abord qu’un concept volatil à un stade de son élaboration. Le passage à l’écrit et à la publication n’est pas une garantie de crédibilité ou de qualité, loin de là. Il est important de rappeler que la tradition ne doit pas être perçue comme un substrat inerte qui n’accepte pas de changements. Bien au contraire, si l’on suit la définition qu’en donne Michel Foucault, c’est grâce à la tradition que l’ « on peut isoler les nouveautés sous fond de permanence, et en transférer le mérite à l’originalité, au génie, à la décision propre des individus. »13 Les défaillances de la mémoire et son potentiel limité14 ont rendu l’écrit indispensable. Il ne fait aucun doute qu’il est pratique, mais cet avantage n’octroie pas une quelconque forme d’infaillibilité à son contenu. Sa matérialité, en revanche, est indéniable, ce qui lui donne un poids particulier, notamment dans le domaine légal. Pourtant, la maîtrise de l’écrit dans les sociétés occidentales a produit des effets collatéraux. Elle a affaibli la capacité à mémoriser et, comme nous avons quelque difficulté à confesser nos faiblesses, il s’est agi de les transformer en atouts. De là à considérer ceux qui avaient maintenu une grande faculté de mémorisation comme des individus qui avaient raté leur entrée dans l’Histoire, il n’y avait qu’un pas qui fut franchi sans hésitation. Cette affirmation que d’aucuns osent encore proclamer haut et fort est celle de l’arrogance combinée au mépris d’autrui et ce, au détriment de la réflexion la plus élémentaire15. Le dicton : « Les paroles s’envolent, les écrits restent » a complètement perverti notre juste appréhension d’un monde où le savoir peut aussi, et encore, se transmettre oralement. Malgré les résistances de certains griots traditionalistes qui mettent un point d’honneur à dispenser leurs connaissances avec une extrême parcimonie16, des chercheurs se sont penchés sur les traditions orales de l’Afrique et les ont retranscrites, traduites et commentées pour en faciliter l’accessibilité17. Dans un registre différent, depuis quelques décennies, outre les finalités de diagnostic médical bien connues, l’utilisation non invasive du scanner à rayons X justifie pleinement l’exploration d’oeuvres d’art afin d’y découvrir des renseignements aussi divers qu’inattendus. Pour beaucoup, cette technique offre la possibilité de participer à la détermination de l’authenticité d’un objet en y détectant, le cas échéant, les preuves irréfutables de production de faux et c’est clairement un des objectifs importants de la mise en place de ces recherches. En dehors de cet aspect, le scanner fournit également une multitude d’informations, porteuses d’éléments permettant d’alimenter un discours scientifique et, de ce fait, d’émettre des hypothèses, d’avancer des théories ou, par exemple, de produire des preuves sur le contexte d’utilisation d’origine18. C’est à la fois dans ce matériel – retranscrit donc ! – et dans les images produites par les études menées au moyen FIG. 2 : CT-scans de la figure 1, vues 3D opaques de face et de dos. © Dr Marc Ghysels, Bruxelles. FIG. 3 : CT-scans de la figure 1, vues 3D opaques prises de côté avec découpe centrale verticale révélant la cavité en forme de poire. © Dr Marc Ghysels, Bruxelles.


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