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129 Rosa Amorós : Il est vrai que nous baignions dans l’art moderne et contemporain, et que nous possédions même un ensemble auquel nous tenions beaucoup de peintures et de dessins d’artistes importants, notamment ceux avec lesquels Gustavo s’était lié d’amitié pour avoir édité leur oeuvre graphique. Cependant, nous n’avons jamais ressenti le besoin de nous investir comme collectionneurs dans ce domaine. Nous avons en fait basculé vers l’art tribal d’une façon assez naturelle, sans presque en être conscients ; du moins au début ! Gustavo et moi avions développé une sensibilité pour l’art tribal au cours de nos visites de musées en tout genre – d’art contemporain, d’archéologie, d’histoire naturelle et, bien sûr, d’anthropologie – en Europe et aux États- Unis. Découvrir des collections était toujours une source de bonheur et un prétexte fabuleux pour voyager. Puis, un jour, nous nous sommes aperçus que ces objets muséaux d’Afrique, d’Océanie et d’Asie dont les formes nous ravissaient étaient accessibles en termes de prix… et qu’il était possible d’en trouver à Barcelone bien que notre ville se trouvât à l’époque – au début des années 1990 – et continue d’être aujourd’hui dans la « périphérie » du marché de l’art tribal. C’est ainsi que nous avons acheté notre premier objet, un masque sokomutu hemba (R. D. C.) auprès de Federico Benthem, marchand principalement d’art précolombien mais sensible également à l’art d’Afrique. D’autres pièces sont assez rapidement venues rejoindre ce sokomutu que je conserve encore… T. A. M. : Vous évoquez des débuts dans les arts d’Afrique. L’Himalaya est venu ensuite ? R. A. : Pas vraiment, non. Cela peut sembler étonnant pour l’époque et le lieu où nous nous trouvions mais l’Himalaya a été présent dans notre initiation comme collectionneurs. En effet, notre troisième acquisition d’art tribal fut un masque gurung du Népal que nous avions découvert chez un autre marchand local, Eudald Daltabuit, spécialisé dans les arts orientaux. La rudesse et l’expressivité de cet objet, dont nous ignorions l’origine himalayenne, nous ont séduits au premier regard. Ensuite, il est vrai que nous attendu plusieurs années avant de poursuivre dans cette voie et d’acheter un autre masque de même provenance. Mais la raison est simplement que ce type d’objet n’abondait pas, alors, sur le marché. N’oublions pas que la région de l’Himalaya a connu des troubles politiques qui ont accentué encore plus l’isolement dont elle souffrait déjà par sa géographie et son relief accidenté ! Et, reconnaissons-le aussi, les acquéreurs de masques à l’esthétique aussi brutale et primitive que ceux issus des sociétés tribales de l’Himalaya ne couraient pas les rues… T. A. M. : Qu’est-ce qui vous a encouragé à persévérer dans ce domaine ? R. A. : Gustavo et moi avons fait l’acquisition de quelques masques himalayens supplémentaires avant de nous mettre délibérément en quête de nouveaux exemplaires. L’émotion que nous procurait la contemplation de chacun de nos nouveaux masques, si forts et mystérieux, et le plaisir que nous prenions à en scruter les nuances – l’art de l’Himalaya est un prodige de liberté ! – nous sont apparus comme la promesse d’innombrables satisfactions. De plus, notre approche de l’art et de l’objet étant purement formelle, nous n’avons pas été perturbés par le manque de repères dans l’art de l’Himalaya ; je pense à l’absence de publications et d’études typologiques abouties ou encore de références à des provenances précises. Entreprendre une collection dans ce domaine n’a donc pas été un pas difficile à franchir. Et poursuivre cette aventure après que Gustavo nous ait quittés s’est imposé à moi comme une évidence, même si cela a été très difficile… T. A. M. : Comment avez-vous fait pour parvenir, depuis l’Espagne, à réunir plus de cent masques ? R. A. : Nous avons réalisé de très belles acquisitions sans bouger de Barcelone grâce aux marchands que j’ai évoqués, ainsi que par l’entremise d’Ana et Antonio Casanovas qui nous ont permis, notamment, d’acheter un ensemble intéressant de masques constitué par Max Maxwell auprès de sa veuve, établie à l’époque à Ibiza. Cela étant, il nous a fallu sortir d’Espagne pour que la collection s’étoffe véritablement. En réalité, nous avons compris ce besoin très tôt. C’est pourquoi nous avons cherché à tisser des liens avec des marchands internationaux et commencé ensuite, dès la fin des années 1990, à assister à des événements spécialisés en art extra-européen, comme BADNEA à Bruxelles, renommé par la suite BRUNEAF. Dans ces années-là, le réseau de vente d’art de l’Himalaya était très réduit même en France et en Belgique ! C’était l’affaire de voyageurs, tel Jean-Pierre Girolami qui, ayant commencé il y a fort longtemps à faire du trekking dans les montagnes, collectait régulièrement de très beaux masques dans des villages hors des sentiers battus. Quelques marchands, principalement d’art asiatique, en présentaient parfois aussi. Nous en avons trouvé chez Renzo Freschi à Milan, chez François Rabier à Bruxelles et, bien sûr, à Paris, chez François Pannier qui, avec sa galerie Le Toit du Monde, s’est avéré un vrai pionnier dans ce domaine. Fort heureusement, aujourd’hui cela a évolué et il n’est plus exceptionnel de voir dans une galerie d’art tribal des masques de l’Himalaya aux côtés d’objets d’Afrique et d’Océanie. De jeunes marchands comme


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