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DOSSIER 1935, lors d’une visite à Bazou, près de Bangante, à environ 60 km au sud-est de Bafoussam, Egerton eut l’occasion d’assister à une représentation de deux ou trois douzaines d’« hommes éléphants 114 ». Il raconte que « bon nombre d’entre eux portaient les costumes en batik bleus et blancs que j’avais admirés à la cour du roi. Certains portaient de très belles peaux de léopard tendues le long de leur dos. »23 Les nouveaux danseurs qui les rejoignaient étaient vêtus « de vieilles tuniques militaires écarlates, portées à l’envers et encore munies de la tresse d’origine. Quelques rangées de cauris avaient été ajoutées pour compléter l’ornementation » (fig. 13).24 Cette façon de porter des uniformes européens consiste en une appropriation mimétique, transformant les objets acquis par le biais d’échanges de marchandises en insignes de prestige. Dans le pidgin anglais du Grassland, ces objets étaient appelés les « choses du roi », étant donné que le fon se réservait le privilège de les utiliser et d’octroyer à ses subordonnés le droit de les utiliser. Une photo plus ancienne prise à Foumban montre de façon plus claire deux scènes semblables (fig. 14). Les cauris et les perles qui composaient également ces costumes étaient utilisés comme monnaie au sein de l’économie de prestige du Grassland et représentaient aussi le commerce : les cauris provenaient de l’Océan Indien et étaient amenés en Afrique de l’Ouest par des négociants,25 tandis que les perles de verre étaient originaires de Bohème, de Venise et d’Amsterdam. Même si ses membres étaient souvent d’importants marchands, la kuosi était considérée comme appartenant à la catégorie guerrière au sein de la société stratifiée bamiléké, mais le fait que leurs tenues affichent de façon si évidente des objets de prestige importés souligne leur lien avec la finance et la richesse.26 Pierre Harter, un médecin et chercheur qui vivait au Cameroun, indique qu’en 1980 il vit un membre de la kuosi porter une peau d’animal couverte de perles brodées27 dans la région de Bafoussam au cours des célébrations funéraires organisées en l’honneur de l’arrière-petit-fils de la mafo Mbialeu. En outre, il étaye son propos en mentionnant la terminologie locale associée à ce type de peaux de léopard perlées : guop n’gwi koko.28 Nous savons que des perles ornaient les peaux de léopards, mais aussi celles de pythons. Ces dernières étaient doublées de cuir tanné et peuvent être rangées dans le même contexte cérémonial de la société kuosi.29 Ainsi, il est probable que la peau de tous les animaux – et pas simplement celle des léopards – ait été recouverte de perles de verre disposées de manière à créer des motifs de losanges ou en damier, des formes évoquant l’araignée/la sagesse et des courbes décrivant le corps de l’animal. Ces peaux auraient été portées par les membres de haut rang de la kuosi lors des veillées funèbres organisées pour les chefs ou leurs pairs. Animaux-garous L’accoutrement des chefs incorpore souvent « les qualités ambivalentes et dangereuses des étendues sauvages dans des symboles de puissance », en particulier au moyen de l’utilisation de la peau et des parties du corps d’un animal.30 Dans les chefferies bamiléké, réputées aussi bien pour leurs mascarades que pour leurs hiérarchies complexes dirigées par des rois, le léopard en tant que proie et le léopard en tant que symbole – la fourrure de l’animal et ses représentations artistiques abstraites – étaient exclusivement réservés aux rois et aux nobles, connus à travers la région sous des variantes du terme fon. Bien plus qu’un symbole totémique, le léopard était perçu comme l’animal esprit du fon.31 La relation entre un chef et son animal-esprit était fragile et complexe, et les raisons de cette croyance résident dans une caractéristique particulièrement inhabituelle de la cosmologie du Grassland. À travers tout le Grassland, avec des variantes régionales, les animaux sauvages symbolisaient l’autorité et on utilisait leurs noms comme titres de noblesse. Un chef était appelé « léopard », « éléphant », « buffle » (vache de brousse), ou « grand serpent » (python) par ses subordonnés. Jusqu’à la disparition des derniers habitants des forêts dans les années 1970, tout gibier royal tué dans la forêt était apporté au palais après la chasse afin que le fon puisse participer (fig. 15), étant donné que la relation entre le fon et ces animaux royaux dépassait de loin le cadre d’une simple association honorifique. Les peuples du Grassland croyaient en une force transcendante et dynamique, la ke, diffuse et cachée, mais accessible aux rois, aux associations royales et à leurs offices de culte.32 Les énigmes royales, dont le savoir secret relatif aux métamorphoses était transmis à l’héritier supposé au cours de rites de passage, et l’épistémologie populaire révèle la capacité du roi à changer d’apparence.33 Certains croyaient le roi capable – usant de pouvoirs partagés avec les sorciers – de se transformer, au sens figuré ou d’une façon assez réelle, en léopard la nuit venue et, sous cette apparence, de vagabonder dans son royaume pendant le sommeil de ses sujets. L’homme mène ici une double existence à travers son animal-esprit et peut acquérir les pouvoirs de cet animal afin FIG. 11 : Le wala nka de Bana tenant un léopard perlé qui aurait appartenu à la mafo Mbialeu. Photo : Pierre Harter, 1957. D’après Harter, 1987, p. 37, pl. IX. FIG. 12 : Porteur de masque éléphant avec une peau de léopard dans le dos. Vers 1965. © Michel Huet/Hoa-Qui. Avec l’aimable autorisation de GammaRapho. FIG. 13 : « Danse à Bazou – L’homme éléphant. », 1936. D’après Egerton, African Majesty, pl. 64. FIG. 14 : Porteurs de masques de la société de l’éléphant provenant de Babessi lors des funérailles de la reine mère Njapandunke à Foumban. Photo : Anna Wuhrmann, 1913. University of Southern California, Bibliothèques : Archives des missions de Bâle / Biens des missions de Bâle. E-30.29.077.


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