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MARCHÉ de l’art Avec le temps, je me suis intéressé aussi à des objets dont l’esthétique ne correspondait pas forcément à mon goût. Je suis un amoureux de la pureté des formes, de la douceur, de l’équilibre, et pourtant j’ai acquis des pièces fortes, parfois brutales même : je pense, par exemple, à une tête maya, un fragment d’encensoireffigie, 38 ou à la représentation en pierre de la déesse aztèque Chalchiuhtlicue. Mon rôle de directeur de musée a été décisif dans ce sens. Comme tout le monde le sait, ma collection se trouvait à Barcelone où elle était exposée au public depuis 1997. Dès lors, je fus investi d’une nouvelle responsabilité : offrir au visiteur un panorama le plus complet possible des principales manifestations artistiques des grandes civilisations, le frapper, lui faire découvrir des pièces hors du commun. Ne montrer que mes choix de collectionneur aurait été une erreur... Il me fallut combler des lacunes et faire preuve d’audace en pariant pour des oeuvres uniques. C’est ainsi qu’arrivèrent à Barcelone des pièces hérissées de l’Équateur ainsi qu’un vase en forme d’étrier de style Cupinisnique (Pérou) surmonté d’un personnage avec la tête inclinée dont on ne connaît qu’une autre pièce semblable. Mais l’acquisition dont je suis certainement le plus fier est sans conteste le magnifique vase tarasque (Mexique) en forme de canard qui devint rapidement l’icône du musée. Seul exemplaire avéré au monde, cette oeuvre issue de la collection Guy Joussemet appartenait à l’époque à un collectionneur, Monsieur Doux, grand amateur d’art déco, qui en demandait un tel prix que, en toute sincérité, si j’avais agi en collectionneur privé, j’aurais préféré investir dans un masque africain... Mais je ne le regrette pas et, aujourd’hui, je crois que si ma collection comporte une pièce d’une valeur inestimable, celle-ci est bien le canard tarasque. T. A. M. : Vous évoquez votre engagement auprès du musée de Barcelone. Comment vivez-vous son démantèlement ? J. P. B.-M. : C’est en effet une collection muséale qui se retrouve en vente – je ne vais rien conserver – et, en toute honnêteté, je peux vous dire que j’ai été le premier surpris. Dès le jour où j’ai signé la convention de prêt avec Barcelone, j’étais convaincu que la collection y resterait. Mon rapport avec les autorités municipales et l’équipe du musée, dirigée par Anna Casas Gilberga, était, et demeure, excellent. Lorsque Barcelone a exprimé le désir d’acquérir cet ensemble, je me suis dit qu’il était temps de me recentrer sur ma collection de Genève et de dédier tous mes efforts à l’enrichir avec des oeuvres phare. Pendant près de deux ans, nous avons été en pourparlers mais, à mon grand regret, nous n’avons pas trouvé d’accord. En tant que collectionneur, je vis ce démembrement inévitable de la collection avec sérénité. J’ai possédé ces oeuvres intensément. Pendant toutes ces années où elles étaient à Barcelone, au fond j’ai été très proche d’elles. Et puis il faut savoir regarder vers l’avant. Vous savez, je pense déjà à tout ce que je vais pouvoir acheter grâce au produit de cette vente ! C’est ça qui me passionne ! Car le plus bel objet d’une collection, c’est celui que l’on achètera demain... T. A. M. : Quel impact pensezvous que cette vente aura sur le marché de l’art ? J. P. B.-M. : Nous évoquions cette question aujourd’hui même avec un bon ami. Ce dernier augurait une répercussion semblable à celle qu’eut, en 2001, la vente Goldet sur le marché de l’art africain. La collection d’Hubert Goldet renfermait de très belles pièces et un nombre significatif d’oeuvres fut adjugé à un prix conséquent pour l’époque ; la structure du marché en fut bouleversée. Personnellement, je trouve ce rapprochement juste et j’irai même plus loin. Il n’y a aucune fatuité dans FIG. 4 : Fragment d’un encensoir-effigie, Maya, Mexique, 550-950 apr. J.-C. Céramique avec rehauts polychromes. H. : 25,5 cm. Ex. coll. John Huston, années 1950. Musée Barbier-Mueller, inv. 502-6. © Musée Barbier-Mueller, photo studio Ferrazzini Bouchet.


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