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lection, sans donner pour autant de sources. Si
l’on réfl échit un instant, cela fait sens. En 1905,
Fénéon a quarante-cinq ans. Il possède l’oeil sûr du
professionnel expérimenté et l’ouverture d’esprit
de l’anarchiste convaincu de la possibilité d’un
futur joyeux et d’une nouvelle harmonie pour
le monde. À cette époque, Fénéon fréquente
Apollinaire, qu’il publie très tôt dans La
Revue blanche. Il est également proche du
poète symboliste Charles Vignier, qui va évoluer
vers le marché de l’art dans le domaine
des arts d’Extrême-Orient, puis réaliser en
1912 la première exposition avec des masques
africains. Fénéon entretient aussi des relations
avec Jos Hessel, qui est à la galerie Bernheim-
Jeune et collectionne lui-même depuis 1905-
1906.
Si nous parvenions à démontrer que la
naissance de la collection de Fénéon se situe
bien dans ces années, cela remettrait en cause
l’idée de la primeur des artistes tels que Vlaminck
et Derain dans la découverte et l’invention
des arts nègres !
Pour répondre à votre question sur les
sources d’approvisionnement, n’oubliez pas
qu’à partir de 1905, Fénéon est chez Bernheim
jeune : la grande galerie de Paris, qui
représente Bonnard et Matisse entre autres.
Il est au centre du marché. Il n’a pas besoin
d’aller chercher de l’art, c’est l’art qui vient
vers lui. Cela dit, on sait également que
comme tous les gens de l’époque, il devait être
en contact avec les coloniaux. Nous avons
retrouvé notamment une lettre de 1923 ou
1924 qu’il écrit depuis Toulon et où il parle
d’une visite chez un antiquaire chez qui il a
trouvé – et acheté ! – un lot de fétiches. À côté
de cela, Fénéon a reçu aussi un nombre non
négligeable de pièces en cadeau. Je pense notamment
aux objets offerts par Lucie Cousturier,
que nous avons évoquée il y a un instant.
Ces oeuvres sont d’ailleurs très intéressantes
car non seulement elles ont été rapportées
directement d’Afrique par Cousturier, mais il
s’agit souvent de pièces faites sur commande.
Un collectionneur du XXIe siècle n’y verrait que des
faux, mais ces objets ont retenu l’attention de Fénéon
au même titre que les oeuvres phare qu’il possédait.
C’est tout à fait fascinant de le constater !
T. A. M. : Qu’est-ce qui a fasciné Félix Fénéon
dans les arts d’Afrique ?
I. C. : En bon anarchiste engagé, Fénéon s’intéresse
certainement à ce regard de l’ailleurs pour
décloisonner les arts. C’est quelqu’un qui ne cesse
de questionner les idées et qui refuse de s’enfermer
dans une vision donnée de soi-même, de la société
et des arts. À côté de cela, son rapport à l’art
africain est probablement nourri par sa position
anticoloniale, une conviction qui le rapproche des
surréalistes dont il soutiendra d’ailleurs l’exposition
anticoloniale de 1931 avec des prêts d’oeuvres.
P. P. : Ces positions idéologiques sont vraiment
essentielles pour comprendre Fénéon et elles nous
ont servi de fi l rouge pour tisser le propos des expositions.
Ses idées d’harmonie et de temps futurs
joyeux l’avaient rapproché des peintres néo-impressionnistes,
mais aussi de Matisse et d’Apollinaire. À
ce moment-là se pose la question de la place du réel
dans la peinture. Matisse et les fauves y répondront
en dressant un système d’équivalences qui passe par
la couleur. Autrement dit, on arrive à un système
qui est parallèle au monde, qui va par son équilibre
interne à la peinture refl éter le sentiment éprouvé
par le peintre face à son modèle.
Il se passe quelque chose de semblable dans
l’art africain, non plus avec les couleurs mais
avec les formes. On est face à des représentations
de dieux construites à partir de formes simples.
Fénéon comprend qu’il s’agit là d’un système de
transcription du monde à partir de la géométrie.
L’idée est puissante. Ce qui le fascine dans l’art
africain, c’est son aspect, sa forme, la vie qui s’en
dégage. Il n’a que faire d’exotisme ou d’histoire.
En ce sens, il est l’anti-Paul Guillaume, qui recherchera
souvent dans ses écrits à ancrer les pièces de
sa collection dans un passé ancien.
T.A.M. : Existe-t-il un « goût » Fénéon ? Avait-il
des prédilections avouées ?
I. C. : Une fois de plus, il n’existe pas d’écrits
témoignant de ses préférences en matière d’art
africain. Après, lorsque l’on regarde les objets,
certains grands thèmes se dégagent. Celui de la
MUSÉE À LA UNE
FIG. 8 (CI-DESSUS) :
Masque. Guro, Côte d’Ivoire.
XIXe - début XXe siècle.
Bois, pigments. H. : 76 cm.
© Charles-Wesley Hourdé, photo
Vincent Girier Dufournier.