c’est-à-dire des « processus techniques qui nous
envoûtent pour nous pousser à voir le monde réel
sous une forme enchantée ».12 Ces technologies,
explique Gell, ont un réel impact dans le monde,
surtout en matière de facilitation des interactions
humaines. Et bien que son exemple de référence soit
lié à l’échange économique – particulièrement la
capacité des proues de pirogues des îles Trobriand
à « éblouir le spectateur », facilitant ainsi le transfert
de coquillages et de colliers –, son avis sur la
relation entre les oeuvres d’art visuellement accrocheuses
et la dynamique des transactions humaines
est applicable à de nombreux domaines.13
Comme d’autres avant nous, nous nous sommes
inspirés de Gell pour discuter art et politique,
et dans ce cas, de la politique des motifs dans le
royaume Kuba d’Afrique centrale. Par le biais
de cet article, nous avons soutenu que les motifs
teints, brodés et appliqués sur les textiles portés par
l’élite du royaume lui permettaient de faire de la
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FIG. 30 (CI-DESSOUS) :
Jupe. Kuba, province du
Kasai, RDC. 1921-1950
(datation par C14).
Fibres de raphia, cauris.
744,2 x 69,9 cm.
Collection privée, R.18060.1.
africaine aux XIXe et XXe siècles sans mentionner
colonialisme européen qui a impacté presque
chaque individu et régime politique sur le continent.
Le royaume Kuba n’échappe pas à la règle et
nous pensons que l’impulsion pour le changement
fi nal dans les motifs textiles des élites est inextricablement
liée aux changements introduits par le
pouvoir colonial belge. Certes, le royaume s’en est
bien mieux tiré que la plupart des peuples soumis
au règne du roi Léopold II. Les Kuba n’ont jamais
été totalement conquis par les militaires belges et
leur force leur a permis de repousser la voracité de
la Compagnie du Kasai. Néanmoins, le XXe siècle
était une période d’extrême instabilité et, à partir
de la mise à sac de la capitale en 1900 par un
petit détachement belge, le pouvoir de Nsheng a
progressivement cédé la place à celui de Bruxelles.
En effet, après le sac, l’élite kuba s’est vue forcée
de se disperser, un acte qui a permis à la rébellion
contre la classe dirigeante d’éclater dans les régions
les plus reculées du royaume. Bien que ces insurrections
aient fi nalement été étouffées, le royaume
ne s’en est jamais vraiment remis et, en 1910, le roi
a été contraint de faire du royaume Kuba un État
tributaire de la Belgique.10
Dans ce contexte, les motifs dynamiques que l’on
retrouve dans les textiles de la première moitié du
XXe siècle ont un certain sens. À une époque de
pouvoir en déclin, les chefs kuba semblent s’être
réfugiés dans un royaume symbolique, troquant
(contre leur gré) le pouvoir contre le faste. De plus,
au vu de la population de plus en plus rebelle qu’ils
contrôlaient ostensiblement, les références visuelles
à l’autorité traditionnelle doivent avoir fait offi ce de
rempart de fortune contre toute nouvelle sédition. À
bien des égards, les textiles produits à cette époque
rappellent l’art de la cour des dernières périodes de
nombreux grands États et sociétés africaines.11
En 1992, l’anthropologue britannique Alfred
Gell a décrit la relation entre l’art, la perception et
l’échange humain. Son hypothèse était que certaines
formes de créativité humaine doivent être considérées
comme des « technologies d’enchantement »,
FIG. 29 (À DROITE) :
Textile de prestige. Kuba,
province du Kasai, RDC.
1937-1950 (datation par
C14).
Fibres de raphia.
42,5 x 64,8 cm.
Collection privée, R.18060.11.