FEATURE
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armes, architectures, fi gurations des dieux, des ancêtres
ou des esprits… Les Océaniens conçurent tout
cela pour gérer leurs visions du monde et ils n’ont eu
de cesse de se surpasser pour rendre ces objets effi -
caces, et donc beaux, car refl ets sincères de leur histoire
et de leurs identités. On notera d’ailleurs que
« l’art » océanien répond à des besoins spécifi ques,
mais surtout qu’il est chargé de forces (du mana en
polynésien).
Cette vie et cette puissance des objets relèvent déjà
de leurs matières premières. Quelques exemples suffi
sent à comprendre la situation. Les maisons kanaks
(Nouvelle-Calédonie) ne sont pas munies de
portes, mais leur entrée est encadrée par des « gardiens
» appelés tale. Il s’agit de plaques de bois dont
le haut est un visage humain, le reste est couvert de
motifs géométriques qui ne sont pas sans évoquer
les linceuls des personnages de haut rang. Mais ce
lien n’est pas que formel : le corps des trépassés,
enfermé dans leur linceul, était abandonné en forêt
jusqu’à décomposition. Ensuite, un arbre mort de la
même forêt était récupéré pour fabriquer une paire
de tale, dont l’installation à l’entrée d’une maison
permettait à l’esprit du mort de rester avec les siens.
On peut aussi évoquer l’usage de la néphrite en
Nouvelle-Zélande. Cette matière première, appelée
pounamu en maori, est la matérialisation de Poutini,
un esprit qui chercha à se cacher de ses ennemis.
Le caractère sacré du pounamu est fondamental et
cette roche fut largement sollicitée pour la confection
d’outils et de parures réservés à la noblesse.
On citera, en particulier, les mere (armes de poing)
ou les toki (herminettes). Mere et toki étaient parfois
retaillés pour en extraire des hey tiki, fi gures
anthropomorphes portées autour du cou. Ces objets
étaient à ce point précieux, non pour quelque
valeur monétaire, mais pour le mana (force) qu’ils
contenaient, qu’ils n’étaient jamais abandonnés et
passaient de main en main à travers les générations,
ce qui ne cessait d’en augmenter le mana. Certaines
perforations pour la suspension des hey tiki sont
usées au point de s’ouvrir jusqu’au bord de la pièce,
ce qui indique les décennies au cours desquelles ces
pendentifs furent portés.
L’art océanien n’est donc pas un problème d’esthétique,
quelle qu’en soit notre appréciation aujourd’hui,
mais une question d’effi cience, dans une
nature qui est entièrement habitée, notre distinction
entre l’animé et l’inerte n’ayant aucun sens dans le
Pacifi que, où les minéraux ont le même statut que la
faune et la fl ore.