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traitements demeuraient secrets, et on ne voyait les
fétiches que dans ce contexte.
À l’âge de neuf ans environ, j’ai connu les rites
de passage pour devenir un homme. Les rituels
d’initiation dans la brousse duraient environ un
mois, à l’issue duquel les garçons défi laient dans
le village en portant les masques utilisés durant les
rituels. Les masques contenaient des esprits, et les
jeunes hommes qui dansaient avec incarnaient ces
esprits. Les deux réunis donnaient vie à des forces
invisibles et les garçons initiés pouvaient alors
représenter le pouvoir des masques. C’est ainsi que
j’ai fait l’expérience des masques.
Quand j’avais quinze ans, la guerre civile régnait
au Tchad. C’était horrible ; j’ai été témoin de
nombreuses scènes sanglantes et de carnages.
Une fois, j’ai vu une famille de cinquante-trois
musulmans massacrée à la machette. De retour
au village, j’ai raconté l’histoire à mon père qui a
déclaré que je devais être purifi é, même si je n’avais
pas participé au meurtre. Le simple fait d’en avoir
été témoin, me dit-il, pourrait un jour ou l’autre
me conduire à tuer, par passion ou par accident,
ou encore me faire apprécier le spectacle de futurs
carnages. Mon père a compris combien j’étais
traumatisé et m’a envoyé chez un guérisseur pour
une semaine. Durant la phase fi nale du traitement,
j’ai été placé au fonds d’un puits. Je me souviens
parfaitement du guérisseur portant un masque
alors qu’il me préparait pour le rituel. Il me
présenta une statue dont il me dit qu’il s’agissait du
dieu de l’eau qui pourrait me protéger durant ma
purifi cation. Il me dit que je devais me familiariser
avec elle, en prendre soin et la respecter, car la
relation que j’aurais avec l’esprit contenu dans
cette statue contribuerait à m’aider durant les trois
derniers jours du rituel, que je passai dans le puits,
privé de nourriture et de sommeil.
À l’époque du massacre j’étais déjà chrétien,
ayant été converti dans une école jésuite. Je ne
pouvais pas vraiment revenir aux rites « païens »
de mon village, mais je devais passer par le rituel
de purifi cation pour y demeurer. Sans le rituel on
pensait que je ne guérirais pas et pourrais devenir
moi-même un tueur. Et après avoir travaillé avec
le guérisseur, été aidé par les fétiches et avoir subi
le rituel, je me suis réellement senti transformé.
Malgré mon éducation jésuite et le fait que j’aie
vécu de nombreuses années en France et en
Amérique, je crois toujours au monde invisible des
FIG. 3 (CI-DESSUS) :
Plateforme rituelle. Yoruba,
Nigeria.
Bois.
Ex-Dimonstein Tribal Arts, Los Angeles.
Photo : Scott McCue.
FIG. 4 (À GAUCHE) :
Figure féminine debout.
Bamana, Mali
Bois. H. : 45 cm.
Collecté par Frederick H. Lem à
Ganadougou, région de Sikasso, Mali,
vers 1934.
Ex-Helena Rubinstein, Paris/New York,
acquise avant 1949 ; Parke- Bernet
Galleries, New York, 1966 ; Pace
Primitive, New York, 1996 ; collection
privée ; Sotheby’s, Paris, 2013.
Avec l’aimable autorisation de
Sotheby’s.