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PORTFOLIO 146 pu les voir. Cependant, il convient de rappeler ici que ces derniers n’ont pas véritablement découvert l’art de l’Arctique avec des objets, mais avec des publications sur le sujet, vraisemblablement faciles à se procurer dans le Paris des années 1920. La plus importante d’entre elles fut celle d’Edward William Nelson, The Eskimo About Bering Strait, un document richement illustré paru en 1899 dans le rapport annuel de l’American Bureau of Ethnology. La situation changea en 1931 ou 1932 (la date est imprécise étant donné l’absence de catalogue d’exposition) lorsque Charles Ratton organisa à Paris une exposition d’art de la Côte nord-ouest et de l’Arctique s’appuyant sur la collection de la Heye Foundation de New York, qui cherchait à fi nancer de nouvelles acquisitions en vendant des objets superfl us et hors sujet. Dans son excellent article paru en 1978 et intitulé « The Eskimos, the American Indians, and the Surrealists » (Art History I:4), Elizabeth Cowling révèle que « l’exposition a donné aux surréalistes la possibilité unique de voir de leurs propres yeux bon nombre de ces masques eskimo extrêmement rares ... ». L’exposition n’attira qu’un faible public et les ventes se limitèrent à un seul objet acquis par Man Ray. Plusieurs de ces objets refi rent surface en 1936 dans l’Exposition surréaliste d’objets (fi g. 1), également montée dans la galerie de Ratton. Pour les surréalistes retournant à New York pendant la guerre, la découverte de l’art arctique dans la galerie de Carlebach ne fut pas synonyme d’apparition soudaine de « poèmes-objets » radicalement nouveaux. En revanche, elle leur donna accès à des oeuvres qu’ils n’avaient encore jamais vues autrement que dans des publications, et qui plus est, sans dépenser des fortunes, car Heye semblait n’accorder en effet que lors d’une exposition organisée à la Galerie surréaliste de Paris en 1926, des objets d’indigènes d’Amérique du Nord étaient couplés à des oeuvres d’Yves Tanguy. Par ailleurs, les collections d’André Breton et de Paul Éluard, vendues aux enchères à Paris en juillet 1931, comportaient un nombre considérable d’oeuvres de la Côte nord-ouest et de la région arctique. Pourquoi donc toute cette agitation à New York ? Les surréalistes étaient des iconoclastes, remettant sévèrement en cause les personnalités et les cultures dominantes pour encenser celles qui répondaient à leur vision du monde. Cette quête de partenaires intellectuels et spirituels dépassa largement les frontières de l’Europe (qui ne les intéressait guère) et s’étendit aux cultures dites « primitives » – du moins à celles qui n’avaient pas été revendiquées par des mouvements artistiques indignes. Collectionner des artefacts issus de ces cultures permettait de mieux les appréhender. De même, les expositions où fi guraient ces oeuvres étaient un instrument privilégié de rayonnement de ce savoir en construction. Tandis que l’art océanien foisonnait en Europe, l’art indigène d’Amérique du Nord, et en particulier l’art de l’Arctique, y était très rare et ce, même dans les musées. L’exposition d’art arctique la plus importante sur le sol européen avait été celle de la collection Jacobsen au Museum für Völkerkunde de Berlin, collection qui abritait plusieurs remarquables masques yup’ik qui avaient déjà été publiés. Par ailleurs, des masques sugpiaq de la collection Pinart furent exposés à Boulogne-sur-Mer, mais ce corpus était de qualité inférieure à celui des Yup’ik. Plusieurs masques de Pinart furent présentés au musée du Trocadéro à Paris, où les surréalistes en devenir auraient FIG. 15 (CI-DESSUS) : « Carte surréaliste du monde », attribuée à Paul Éluard (1895-1952). Publiée pour la première fois dans Variétés, Bruxelles, 1929.


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