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s’était rendu à Paris pour deux semaines en février 1912 et était reparti en emportant trente-trois oeuvres d’avant-garde pour Barnes (fi g. 2). D’abord sceptique quant aux choix de Glackens – des tableaux de Cézanne, Van Gogh, Picasso et Renoir –, Barnes se laissa rapidement convaincre et commença 92 à parfaire ses connaissances en art3. Inspiré par ses premières acquisitions, il effectua plusieurs voyages à Paris entre 1912 et l’éclatement de la Première Guerre mondiale en 1914. Il en profi ta pour étoffer sa collection d’art européen d’avant-garde en s’approvisionnant chez des marchands de renom comme Ambroise Vollard, Paul Durand-Ruel et les frères Josse et Gaston Bernheim-Jeune. Barnes restait également attentif au marché américain en se rendant à des ventes aux enchères, en visitant des galeries new-yorkaises et en achetant des oeuvres d’artistes d’avant-garde américains. Au cours des premières années de la carrière de collectionneur de Barnes, le marché de l’art africain en Occident n’en était qu’à ses balbutiements, concentré à Paris et généré essentiellement par un intérêt croissant pour l’art moderne. Jusqu’en 1910 environ, les objets provenant d’Afrique avaient généralement été acquis par des individus qui les considéraient comme des curiosités, des souvenirs de voyage ou des trophées coloniaux, ainsi que par des musées d’ethnographie qui s’en servaient pour illustrer la culture matérielle. Néanmoins, les artistes d’avant-garde, principalement établis en Europe, devinrent les instigateurs d’une reconnaissance accrue de la dimension esthétique des artefacts africains lorsqu’ils entreprirent d’expérimenter de nouvelles formes d’expression artistique. Dès 1905, des artistes comme Pablo Picasso, André Derain, Henri Matisse et Maurice de Vlaminck commencèrent à s’intéresser aux sculptures africaines et à les collectionner. Ils étaient particulièrement attirés par les oeuvres plus stylisées et abstraites. À Paris, cet intérêt des artistes inspira quelques marchands audacieux. Parmi eux, le jeune Paul Guillaume (1891-1934), qui s’imposera comme l’un des marchands d’art les plus infl uents du XXe siècle et jouera un rôle important pour Barnes en devenant son confi dent, mais aussi le responsable des affaires étrangères de la Barnes Foundation4. À l’époque de sa première rencontre avec Barnes, probablement à Paris aux alentours de 1922, Guillaume était déjà réputé des deux côtés de l’Atlantique pour être un marchand spécialisé à la fois dans l’art moderne et l’art nègre. Cette appellation, défi nie par les théories raciales du moment, englobait non seulement des oeuvres d’Afrique subsaharienne mais aussi d’Océanie5. Il est évident que Guillaume a pu compter sur les circuits d’approvisionnement nés de la relation coloniale entre la France et l’Afrique – notamment avec la Côte d’Ivoire, le Soudan français (l’actuel Mali), le Gabon et le Congo – pour vendre de l’art africain. Dès leur réception par Guillaume, les objets africains étaient soigneusement disposés de sorte que ses clients les perçoivent comme des oeuvres d’art à part entière. L’une de ses stratégies de présentation consistait à installer les sculptures sur des socles créés par l’artisan japonais Kichizô Inagaki (1876-1951)6. Guillaume était soutenu – voire guidé – par son ami et mentor Guillaume Apollinaire. Il prêta des sculptures africaines à des expositions majeures à New York durant la Première Guerre et à Paris après la guerre, notamment l’exposition montée en 1916 par Lyre et Palette, une association fondée par les écrivains Blaise Cendrars et Jean Cocteau en compagnie de l’artiste Manuel Ortiz de Zárate. Lors de l’exposition inaugurale, qui attira aussi bien des bohèmes que des membres de la haute société, les sculptures africaines de Guillaume étaient présentées aux côtés de peintures de Matisse, Modigliani et Picasso7. Le catalogue d’exposition comportait une préface signée Apollinaire sur le thème de « l’art nègre », dans laquelle il soulignait que c’était la première fois que ces oeuvres étaient exposées à Paris en raison de leur dimension artistique et non plus simplement pour leur intérêt ethnologique8. En 1920, Guillaume était reconnu comme un éminent spécialiste et un farouche défenseur de l’art africain, qui suscitait un intérêt croissant dans les rangs de l’avantgarde culturelle. À Paris, l’engouement pour cet art était tel que certains allèrent jusqu’à évoquer un sentiment d’ennui – l’écrivain Jean Cocteau se plaignit de voir que « la crise nègre », comme il l’appelait avec impertinence, était devenue ennuyeuse – bien que la plupart, notamment l’artiste Juan Gris, continuaient à s’enthousiasmer pour son impact sur le développement de l’art moderne9. La reconnaissance progressive des mérites artistiques de l’art africain fi nit par susciter une réfl exion portant sur son entrée éventuelle, aux côtés des arts d’Océanie et de l’Amérique indigène, dans les vénérables galeries du Louvre. C’est précisément la question qui fut posée par le grand critique d’art Félix Fénéon à vingt personnalités – artistes, collectionneurs, ethnographes, critiques, marchands – dans les pages du périodique Le Bulletin de la vie artistique. Parmi les opinions diverses sur le sujet et les mérites relatifs des arts non occidentaux, Guillaume proclama la supériorité de l’art africain sur l’art océanien et souligna son infl uence considérable sur les artistes modernes. LA COLLECTION S’AGRANDIT Étant donné l’importance de Guillaume dans les milieux d’avant-garde, il était inévitable qu’il rencontre Barnes après la fi n de la guerre, au moment où Barnes reprit ses voyages de prospection à Paris en 192110. Nous ignorons quand et par quel intermédiaire ils se sont exactement connus, mais leur FIG. 5 (CI-DESSUS) : Paul Guillaume assis à son bureau, vers 1914. © RMN-Grand Palais / Art Resource, NY. FIG. 6 (CI-DESSOUS) : Figure féminine assise de la société Sãdo’o. Senufo, région occidentale du centre du pays Senufo, Côte d’Ivoire. Fin du XIXe - début du XXe siècle. Bois. H. : 87,6 cm. The Barnes Foundation, A209. Photo : Rick Echelmeyer. © 2015 The Barnes Foundation. DOSSIER


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