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2 Dans l’art tribal comme dans tout ce qui concerne l’Homme, à chaque temps, son centre d’intérêt et sa rhétorique. Cette dernière est largement reprise dans les publications spécialisées – et ce magazine ne fait pas exception – et particulièrement manifeste dans ce précieux indicateur du goût du moment – qu’il révèle autant qu’il contribue à construire, soulignons-le – que nous proposons de nommer la « littérature marchande », composée de catalogues de ventes et d’opus accompagnant les accrochages thématiques proposés par les galeries. Ainsi, à la lumière de ces documents, après l’ère des formes (« pures », « tendant à l’abstraction », « prodiges d’invention », ou encore « simples ») qui fut celle mise à l’honneur par les artistes d’avant-garde à l’aube du XXe siècle après avoir clamé haut et fort la dimension esthétique des arts extra-européens, vint l’heure de gloire des « effets de matière », de « la force » et de l’« expression », autant de principes esthétiques en phase – et cela est loin d’être un hasard – avec les recherches des représentants de l’expressionnisme abstrait ou encore de l’arte povera. Puis ce fut le triomphe des « styles » (et de leurs corollaires, les « sous-styles ») et le grand moment des « provenances », dont l’écho se fait encore sentir comme en atteste, par exemple, la formule choisie par Christie’s Paris pour présenter la pièce phare de sa prochaine vente de juin : « le Kota William Rubin », du nom du responsable de la célébrissime exposition ‘Primitivism’ au MoMA de 1984 qui fut aussi le dernier nom d’une longue liste de propriétaires illustres de cette fi gure gardienne de reliquaire du Gabon dont la mise aux enchères promet d’être un moment fort en émotions. Actuellement, – et nous ne voyons pas de contradictions avec ce qui vient d’être exposé car les intérêts se greffent les uns aux autres plus qu’ils ne se substituent – , il semble bien que nous soyons entrés de plein fouet dans le temps des « grands maîtres sculpteurs », autrement dit, dans le règne de l’artiste. Certains rétorqueront à juste titre que cet intérêt pour la fi gure du créateur, particulièrement développé dans le domaine des arts d’Afrique, n’est pas tout à fait une nouveauté et invoqueront les études pionnières de Frans Olbrecht sur le maître de Buli publiées en 1946 dans Plastiek van Kongo, ou encore l’exposition mémorable Mains de maîtres conçue par Bernard de Grunne et présentée à l’espace culturel BBl de Bruxelle au printemps de 2001. Quand bien même, il convient de reconnaître que la fi gure de l’artiste n’avait jamais été revendiquée avec plus de vigueur qu’aujourd’hui. Pour preuve, l’exposition Les maîtres de la sculpture de Côte d’Ivoire présentée jusqu’au 26 juillet au musée du quai Branly de Paris (après avoir été à l’affi che à Zurich – c’est alors que nous lui avons consacré un article de fond signé par Lorenz Homberger –, Bonn et Amsterdam); la primauté réservée aux créations de sculpteurs dont le nom, réel ou de convention, est connu dans Africa, terra degli Spiriti (l’exposition inaugurale du Museo delle Culture de Milan dont Antonio Aimi nous livre une chronique dans notre rubrique d’actualité) ou encore la présence d’un important masque guro (Côte d’Ivoire) attribué au maître de Bouafl é dans la vente divers amateurs du 24 juin de Sotheby’s Paris. Cette édition Été que vous, lecteurs, vous apprêtez à découvrir s’inscrit naturellement et de façon révélatrice dans cette mouvance. Elle contient trois articles de recherche qui nous ont été proposés récemment. Leur l’intérêt nous a poussé à les inscrire dans notre sommaire Été, sans réaliser sur le moment qu’ils convergeaient dans la mise en avant de l’individu qui se cache derrière les objets étudiés : un sculpteur au service de la royauté bangwa du nom d’Ateu Atsa dans l’essai de Bettina von Lintig sur un bâton lefem du Grassland camerounais ; un faussaire de talent britannique né James Edward Little dont le parcours et les différents alias sont dévoilés dans un texte d’Hermione Waterfi eld qui a tous les ingrédients d’un excellent polar, et enfi n, toute une lignée d’artistes représentants du style Lobi dit de Holly Keko dont Daniela Bognolo dévoile l’identité et analyse le corpus avec rigueur. Loin de croire que cette focalisation sur l’artiste est le fruit du hasard ou correspond à une mode passagère, nous sommes convaincus qu’il s’agit là de la preuve défi nitive de l’accession des arts extra-européens au panthéon des arts. Car que signifi erait la connaissance de l’identité du créateur sans la conviction absolue de la valeur de la production ? Elena Martínez-Jacquet Notre couverture illustre un masque tlingit, de la Côte nord-ouest, Alaska. Sculpté dans du bois et rehaussé de pigments rouges, noirs et bleus, sa création remonte probablement aux années 1830-50. Princeton University Art Museum, prêt du département de géologie et de géophysique de la Princeton University, inv. PU 3912. Photo : Bruce M. White. Éditorial


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