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L’éclat des ombres 75 crinières. Tous les superbes corps noirs, robustes et nus, s'abaissaient et se relevaient en même temps sur toute la ligne d'escadre et tous les avirons frappaient à l'unisson. Le soleil, qui faisait étinceler les incrustations de nacre à chaque ondulation du flot, inclinait déjà sur l'horizon. Les rameurs redoublaient de vitesse pour gagner le lieu où ils devaient passer la nuit. » Comte Rodolphe Festetics de Tolna, 1903, Chez les Cannibales BLANC, ROUGE, NOIR En octobre 1895, l'étonnant voyageur hongrois Rodolphe Festetics de Tolna décrivait ainsi les pirogues monocoques de l'île de Choiseul, située au nord ouest de l'archipel des Salomon, alors qu'il s'élance vers un raid de chasse aux têtes dont il reviendra amer. Avant lui, les premiers explorateurs espagnols menés par Alvaro de Mendaña y Nera en 1568 ou les navigateurs français tel Jean-François-Marie de Surville en 1769 avaient admiré la technique experte des fabricants de pirogues et l'esthétique étincelante de ces embarcations. Leur silhouette relevée est reconnaissable entre toutes celles du Pacifique sud. Dans la région du lagon de Roviana, cette forme est inspirée d'un esprit mythologique d’apparence canine du nom de Tiola qui apprit aux hommes à construire la première pirogue de guerre et dont la proue et la poupe représentent sa tête et sa queue dressées. Techniquement, la coque est faite d'un assemblage d'environ vingt planches de bois léger provenant de certains arbres côtiers au tronc très droit et dont la souplesse permet d'imprimer une forme incurvée, elle-même renforcée par des sections courbes, très solides, de racines ligaturées à l'intérieur de la coque. Le FIG. 2 a-b : Modèle de pirogue de guerre. Îles Salomon occidentales. Fin du XIXe siècle. Bois, résine, coquillage (Nautilus sp.), fibres végétales, tissu, plumes et graines. L. : 350 cm. Musée du quai Branly, Paris, 72.1988.2.1. © musée du quai Branly, photo : Patrick Gries. Ce modèle de pirogue, réplique exacte dans ses proportions des grandes pirogues de guerre des îles de Nouvelle-Géorgie, Vella Lavella, Choiseul, Santa Isabel ou encore Gela fut acquis par le Musée national des arts d'Afrique et d'Océanie, auprès du marchand néerlandais Loed Van Bussel. Les rares mentions d'archives lient cet objet à l'Eton College de Cambridge (Royaume-Uni). Si l'on considère que dès les années 1880, des modèles réduits de pirogue de guerre furent construits en Nouvelle- Géorgie pour être vendus aux Occidentaux, l'hypothèse d'une collecte par l'évêque John Richardson Selwyn (1844-1898), fils du fondateur de la Mission Mélanésienne (église anglicane) G.A. Selwyn, pourrait être avancée. Certains objets, collectés par J.R. Selwyn sur Gela ou reçus en cadeaux des insulaires en signe de leur conversion, furent donnés par ses descendants à l'actuel Museum of Archaeology and Anthropology, University of Cambridge. Si sa biographie est extrêmement lacunaire, cet objet de commande s'inscrit néanmoins dans une période charnière de l'histoire locale, où les raids guerriers sont soumis aux interdits missionnaires mais surtout à ceux de l'administration coloniale britannique. Parallèlement à ces destructions, les sculpteurs fabriquent, pour les Occidentaux, des répliques d'objets de guerre (massues, lances, boucliers, pirogues) afin de satisfaire un mélange de fascination horrifiée par ces pratiques prédatrices et de reconnaissance du savoir-faire des sculpteurs des îles Salomon.


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