Page 123

Layout1

Histoires d’ivoire 121 l’American Museum Congo Expedition. Sur commande de l’American Museum of Natural History, ils ont rassemblé pendant leurs séjours des animaux et des objets ethnographiques. Sa quête d’art africain « pur » l’a notamment conduit en pays Mangbetu, dans le Nord-Est. En chemin, il découvrit les ivoires du Loango, qu’il compara dans son rapport aux fameux ivoires de Bénin. Selon lui, ces deux types d’oeuvres ne pouvaient être tenues pour du véritable art africain tant les influences étrangères étaient fortes. Lang n’était certainement pas le seul à partager cet avis concernant les ivoires de Loango. Pendant des décennies, les scientifiques, conservateurs de musées et collectionneurs ont remisé les ivoires de Loango au rang d’art touristique, par définition peu digne d’être mentionné, et encore moins convoité. Au cours des dernières années, quelques études ont été publiées dans l’espoir de changer cette appréciation, notamment par Della Jenkins (2003) et Nichole Bridges (2009), mais l’intérêt reste toutefois marginal. Cet article voudrait contribuer à relancer l’intérêt pour ce genre d’art touristique et encourager la recherche dans ce domaine. LE LOANGO ET L’EUROPE Les premières sculptures africaines en ivoire exclusivement produites pour l’exportation vers l’Europe – où elles étaient conservées dans les cabinets de curiosités des souverains – remontent aux XVe-XVIe siècles et sont désignées par le terme générique d’ivoire « afro-portugais ». Il existait deux centres de production, au Sierra Leone (Temne-Bullom) et au Nigeria (royaume de Bénin). Les types d’objets étaient limités : cornes, cuillères, fourchettes et salières. Certains étaient fondés sur des modèles africains (cornes et cuillères) et d’autres sur des modèles européens (fourchettes et salières) (Bassani, 1988 : 13). Après la période d’essor relativement courte de l’ivoire afro-portugais, la création d’objets en ivoire pour le marché extérieur a connu une période d’arrêt de deux siècles, dans l’attente d’un nouveau centre de production. Les ivoires du Loango doivent leur nom à l’ancien royaume qui fleurit du XVe au XIXe siècle le long de l’actuel littoral du Congo et du Cabinda (Angola). Bien que vaste, le Loango avait peu de pouvoir et était soumis à son influent voisin, le royaume de Kongo. Ce dernier revendiquait depuis le premier contact avec les Portugais, à la fin du XVe siècle, une position dominante dans tous ses contacts avec l’Europe. Au XVIIe siècle, la balance a toutefois penché en faveur du Loango tandis que le royaume de Kongo était en plein déclin, affaibli par le commerce d’esclaves et les velléités entre les peuples. Le Loango prit alors la position de tête dans le commerce d’esclaves, et ce, jusqu’à son abolition en 1860.6 De ce fait, les Européens quittèrent le royaume de Kongo pour se déplacer sur le riche littoral du Loango. La plupart des ivoires du Loango – dont l’estimation varie de quatre cents (Jenkins) à mille (Ross) exemplaires conservés dans le monde – peuvent être datés entre 1830 et 1900, avec une période particulièrement productive au cours de la seconde moitié du XIXe siècle. Celle-ci correspond à l’établissement de nombreuses maisons de commerce européennes dans la zone du Bas-Congo, dont la Nieuwe Afrikaanse Handelsvereniging, très active en matière de collectes, d’abord pour satisfaire les envies d’influents agents commerciaux établis sur place et, par la suite, pour répondre aux attentes des musées néerlandais.7 L’ART TOURISTIQUE L’art touristique est un art de contact né de la rencontre de deux cultures. Le terme en lui-même s’avère quelque peu problématique. Connoté négativement dans l’esprit de beaucoup, il n’est pas non plus clairement défini dans la littérature scientifique. Pourtant, l’expression est utile pour désigner une catégorie d’objets et lorsque je l’emploie, ce n’est nullement pour apporter un jugement négatif sur la qualité d’une oeuvre. « Art touristique », dans le contexte de cette recherche, se réfère aux ivoires anciens du Loango destinés à une consommation externe, avec, comme nous le verrons plus tard, l’intervention créative de l’artiste selon les attentes de l’acheteur. Pour ce dernier, la défense sculptée représentait un souvenir, mais aussi un symbole de statut, étant donné que l’ivoire était à l’époque un produit précieux. Les études montrent que les choix de l’acheteur d’art touristique se portent sur des objets répondant aux critères suivants : identifiable, esthétique, fonctionnel.8 Les caractéristiques formelles ainsi que la signification de ce type d’oeuvres dépendent tant des conceptions et des attentes du consommateur que de celles du producteur (Jules- Rosette, 1984). L’art touristique combine des éléments indigènes et étrangers pour aboutir à un compromis dans lequel les deux parties s’y retrouvent. Sur les ivoires de Loango, ces deux mondes se rejoignent clairement, la réalité indigène l’emportant souvent. C’est ainsi que sur un bon nombre de pièces, les artistes ont introduit un commentaire social sur les conséquences de la présence des Européens dans leur environnement, dénonçant par exemple les mauvais traitements à l’égard de la population dont l’esclavage est la manifestation la plus terrible (fig. 1, 4, 16 et 17). Il est également frappant de constater certains thèmes ne s’expliquant que par la religion et l’histoire kongo (fig. 4), rarement traduits sur un support matériel. En outre, des motifs traditionnels occidentaux ont également enrichi l’iconographie de ces créations. Ceux-ci – parmi lesquels figurent des fragments d’écriture pouvant renvoyer à la signature des clients ou des commanditaires –9 ont parfois été transposés


Layout1
To see the actual publication please follow the link above