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Dieux de Polynésie 91 FIG. 14 : Chef guerrier Te Rauparaha dans son canoë. Maori, Aotearoa (Nouvelle Zélande), Polynésie méridionale. Vers 1835. Bois. H. : 43,5 cm. National Gallery of Australia, Canberra. FIG. 15 : Figure d’ancêtre. Maori, attribuée à Raharuhi Rukupo, district de Manutuke à proximité de Gisborne, côte est de l’île du Nord, Aotearoa (Nouvelle-Zélande), Polynésie méridionale. XIXe siècle. Bois. H. : 79,7 cm. National Gallery of Australia, Canberra. liée à la sculpture... À chaque fois que cela se produisait, j’étais effrayé parce que quelque chose dans l’objet semblait entrer en moi, sans violence, mais par une présence notable. Parfois, je la sentais surgir dans un bras, puis repartir et revenir dans l’autre. D’autres fois, elle entrait par un bras, parcourait tout mon corps, puis redescendait le long de ma jambe droite. Parfois, c’était comme si je regardais une oeuvre d’art à travers l’objectif à visée télémétrique d’un vieil appareil photo, où deux images de la même figure en bois se forment subitement, se séparant légèrement. Les Polynésiens qui se trouvaient avec moi lorsque ça arrivait ont compris que j’étais traversé par des vairua, des esprits. C’était très perturbant, mais ces vairua n’avaient visiblement pas l’intention de me tuer. Peut-être voulaient-ils simplement me signifier leur présence ? Peut-être étaient-ils attirés par « l’odeur » de ceux qui étaient entrés en moi par le passé ? La première fois que ça m’est arrivé en présence d’autres personnes, j’ai vraiment eu peur. On a eu beau me dire qu’une telle manifestation d’un atua n’était pas anormale, je n’ai pas apprécié du tout. Ce soir-là, j’ai déambulé dans les rues d’une ville polynésienne bondée de touristes serrant leurs tikis en plastique, mais je me sentais seul et vide, habité par des fantômes nageant en moi telles des anguilles (je n’ai pas trouvé de terme plus précis). Il m’a semblé évident que les atua allaient constituer le coeur de l’exposition, dont le thème principal serait déterminé par ma volonté de comprendre la nature de ces fantômes. Je m’étais finalement rendu compte que je n’étais pas fou, car d’autres personnes – en particulier les Polynésiens – avaient, elles aussi, vécu des expériences similaires ou tout au moins accepté le caractère réel de ces manifestations. Néanmoins, j’ai également rencontré des Occidentaux qui possédaient des objets d’art polynésiens, les avaient côtoyés pendant des années, mais n’avaient jamais ressenti de phénomènes inhabituels. Tenter de cerner les atua est devenu un exercice visant à définir la nature de la réalité – si suffisamment de personnes acceptent une chose comme étant réelle, elle en devient réelle. Pour comprendre les atua, il fallait aussi saisir la nature de la perception. Ces fantômes étaient-ils les « dieux » polynésiens qui m’avaient échappé au départ ? Je l’ignorais, mais c’était une possibilité que je ne pouvais pas exclure. Quelqu’un m’a un jour demandé comment allait s’appeler l’exposition sur laquelle je travaillais. Le terme atua s’est imposé naturellement, car les atua et les étranges présences que je ressentais au contact de certaines figures polynésiennes étaient probablement une seule et même chose. En tant que commissaire de l’exposition, mon rôle principal a, dès lors, consisté à développer l’idée des atua, la rendre cohérente et la communiquer à tous ceux qui m’accompagnaient dans ce projet. Au départ, beaucoup se sont montrés dubitatifs quant à la notion de l’atua, car elle s’opposait au concept occidental de réalité. J’ai remarqué que les femmes étaient plus enclines à accepter ma vision des choses, tandis que les hommes étaient plus sceptiques. J’ai dû être attentif aux termes que j’employais et demeurer fidèle à mon expérience avec l’atua tahitien, tout en adhérant à la notion de réalité telle qu’elle est comprise en Occident. En rédigeant le catalogue, j’ai progressivement compris bon nombre de modèles courants concernant les atua à travers toute la Polynésie, en particulier ceux des ancêtres déifiés et des vairua. Cette réalité polynésienne est devenue très claire dès l’arrivée des premiers cartons dans l’espace de quarantaine de la National Gallery. J’ai observé attentivement le moment où l’on a retiré des caisses les premiers objets polynésiens préchrétiens, disposés ensuite délicatement sur une table. L’un d’entre eux était une figure tahitienne en bois. Pleine de vie et mystérieuse, elle a manifesté sa présence presque immédiatement. J’ai aussitôt pris conscience que la réalité dont les Polynésiens parlaient depuis toujours était admissible et que la plupart des Occidentaux ne la reconnaissaient pas ou en étaient incapables. Dès qu’une exposition intègre l’agenda d’un musée, elle développe sa propre existence, et des dizaines puis des centaines de personnes y prennent part, en particulier les financeurs (merci à vous), le directeur (Ron Radford), les créateurs du catalogue (Kirsty Morrison), les concepteurs de


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