Page 95

CoverT70 FR corr_Layout 1

KWAYEP 93 Bien qu’il fût originaire de Bamana, la présence de Kwayep à Bangangté n’était pas du tout anormale. Les artistes des Grassfields travaillaient généralement pour le dirigeant de leur chefferie d’origine, mais ils pouvaient accepter aussi des commandes d’autres clients. Quelquesuns étaient nomades et traversaient les frontières ethniques, apprenant même d’autres langues. Certains étaient influencés par de nouvelles idées ou poussés à les essayer au gré de leurs visites dans d’autres endroits des Grassfields, tandis que d’autres s’inspiraient des marchands étrangers venant des alentours ou de plus loin. En expérimentant d’autres styles, les artistes offraient ainsi à leur clientèle d’élite – qui leur permettait de gagner leur vie – l’opportunité d’adopter des modes et tendances venues d’ailleurs. Les nouveaux styles et leurs développements expérimentaux émergeaient surtout dans les régions frontalières avoisinantes, car celles-ci se prêtaient plus aux échanges que les centres culturels plus conservateurs.13 La littérature mentionne l’artiste tantôt comme Kwayep de Bawok14 tantôt comme Kwayep de Bamana.15 Cette variation s’explique par l’histoire mouvementée de la chefferie de Bawok. Au XIXe siècle et au début du XXe siècle, elle était réputée dans l’aire bamiléké pour les ateliers de ses sculpteurs auprès desquels les chefs des communautés voisines et des petits royaumes commandaient leurs sculptures et emblèmes synonymes de pouvoir. Située à proximité du royaume de Bangangté, encore modeste à cette époque,16 elle était célèbre pour son style particulièrement expressif qui exigeait d’excellentes compétences de la part des sculpteurs. Pierre Harter, le médecin qui acquit l’une des oeuvres de Kwayep ainsi que d’autres objets d’art du Cameroun alors qu’il y soignait la lèpre dans les années 1950 et 1960, et Raymond Lecoq, un historien de l’art français, documentèrent des oeuvres qui reflètent parfaitement le style expressif des ateliers de Bawok.17 L’articulation des figures en éléments stéréométriques abstraits et ornementation géométrique évoquant parfois le cubisme est caractéristique des oeuvres de ces artistes, tout comme l’impression de mouvement dans une figure pourtant statique (fig. 9). En 1875, les artistes de Bawok ne purent plus vivre en paix, car leur voisin, Fon Ngassam de Bangangté (un ancêtre de Njiké II), se mit à attaquer sans cesse leur village avec ses troupes. Il voulait contraindre la région à se soumettre et devenir une province de Bangangté, mais il se heurta à une résistance farouche. Finalement, vers 1906, la plupart des habitants s’enfuirent et s’installèrent au sud-est de Bali- Nyonga sous l’égide de Nana X, sur un territoire qui fera plus tard partie du Cameroun britannique. Un petit groupe d’habitants partit vivre dans une région de la chefferie de Bamana, non loin de Bangangté.18 Le style de Bawok s’est FIG. 9 : Élément architectural figuratif de l’école de Bawok, nko. Bali-Nyonga, Cameroun. Début du XXe siècle. Bois, traces de pigment. H : 69,5 cm. Récolté par Pierre Harter. Musée du quai Branly, Paris, inv. 73.1992.0.33. © 2012, musée du quai Branly / Scala, Florence. PAGE PRÉCÉDENTE : FIG. 7 : Frank Christol, 1930, The Bois Sculptor Surrounded by His Sons. Impression à la gélatine argentique. Musée du quai Branly, Paris. Don de Frank Christol, PP 0022973. © 2012, musée du quai Branly / Scala, Florence FIG. 8 : F. C. C. Egerton, 1936, Kwayep, the Sculptor from Bamana, with His Boys. D’après Egerton, African Majesty, plaque 69. par conséquent déplacé et répandu à travers une vaste région, et l’on trouve des oeuvres de ce style ou de style similaire sur de très grandes distances. Il convient également de noter que les produits issus de centres artistiques spécifiques, comme les ateliers « Bawok », circulaient souvent au-delà de leurs frontières. Dans les Grassfields et les régions avoisinantes, les oeuvres d’art étaient fréquemment déplacées d’un endroit à un autre car elles servaient de cadeaux politiques ou étaient échangées dans certaines circonstances, lorsque les personnes impliquées dans ces échanges occupaient un rang social élevé. Les ancêtres de Kwayep avaient vécu dans le Bawok historique, mais l’artiste appartenait sans doute au petit groupe qui s’était réinstallé dans la chefferie de Bamana. En effet, selon Egerton, Kwayep, qui vivait à Bamana, « … avait appris l’art de la sculpture à l’école de Bawok ».19 Le style Bawok étant très populaire et largement diffusé, une oeuvre de Kwayep a tout à fait pu être vendue à Bana, l’un des royaumes les plus grands de l’aire bamiléké. De plus, Bana,


CoverT70 FR corr_Layout 1
To see the actual publication please follow the link above