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PORTFOLIO à ce que l’un des livres les plus influents dans ce domaine soit celui de Clifford Geertz, L’anthropologue comme auteur,5 dans lequel il s’intéresse à la manière dont les anthropologues 132 écrivent, dévoilant et analysant les stratégies rhétoriques qu’ils utilisent dans leurs textes afin de rendre vraisemblable ce qu’ils racontent. Ce discours, dans sa dérive la plus extrême et relativiste, finissait même par remettre en cause les conditions de possibilité d’une ethnologie scientifique et eut également des conséquences sur la photographie. Le regard de l’ethnographe qui utilise l’appareil photo comme instrument méthodologique dans son travail de terrain ne serait-il pas influencé par toute une série de préjugés (canons de représentation photographique inhérents à l’époque à laquelle il vit, modes, préceptes théoriques d’école ou, tout simplement, et pour employer un langage plus familier, manières de regarder) qui déterminent aussi bien la pratique même de la photographie que le résultat de ce qui apparaît sur la photo ? Prétendre le contraire serait indécent. Retour sur la Boîte : enjeux et défis Au regard des expositions présentées à ce jour dans la Boîte, il est évident que le point fort du projet réside dans la mise en avant, sans ambages, du regard du créateur de l’oeuvre. Ce changement suppose une redéfinition épistémologique de l’objet, qu’il s’agisse d’une gravure, d’une aquarelle ou d’une photographie. La représentation n’est plus considérée comme un reflet de la réalité, c’est-à-dire qu’il n’est plus question de la métaphore du miroir et qu’elle finit par être vue comme l’expression d’une vision particulière du monde. Étant donné que les collections destinées à la Boîte sont principalement historiques, il en découle une critique de l’ethnologie classique et de sa façon de traiter les documents conservés dans les archives de ses musées. Comme nous l’avons indiqué au début, le système de classification des objets et documents ethnographiques que le musée de l’Homme utilisait répondait essentiellement à une logique documentaire. C’est précisément cette approche que l’on a voulu changer. Toutefois, le risque potentiel de cette transformation est que nous passions d’un extrême à l’autre. Le fait de reconnaître les limites des images en tant que documents, de revendiquer la nécessité de comprendre leurs conditions de production et notamment d’accepter l’évidence selon laquelle c’est le regard du créateur qui se trouve derrière l’oeuvre, n’implique pas leur conversion automatique en pures oeuvres d’art. Il existe plusieurs raisons à cela, particulièrement en ce qui concerne les photographies. Tout d’abord parce que durant plusieurs décennies, les musées d’ethnologie avaient publié des livres et distribué des brochures aux voyageurs et ethnologues dans lesquels on leur disait comment photographier, et même dessiner, de telle sorte que l’acte créatif répondait à une logique purement documentaire. 6 Ensuite, parce qu’il s’avère très difficile, quand il s’agit de collections historiques, de renoncer à la dimension de studium de la photographie, c’est-à-dire au fait qu’à partir de la photographie nous puissions obtenir des informations sur le sujet représenté. Ainsi, ce qui est fixé sur le négatif n’est pas une illusion, une construction de l’esprit, mais quelque chose qui se trouve réellement devant l’objectif de l’appareil et qui fait que ce que l’on voit, « ça a été ». Mais je décèle un autre problème relatif à la réception des oeuvres par le public en général. On peut l’expliquer par les « images ambiguës », celles où une personne voit un canard, tandis qu’une autre voit un lapin. Parfois, celui qui voit un canard le verra de manière tellement évidente – comme le dirait le philosophe Wittgenstein, la perception de cette image en tant que canard fait partie de sa manière de vivre – qu’il n’envisagera même pas la possibilité que cela puisse être un lapin. Dans ce cas, le forcer à voir le lapin ne constitue peut-être pas la meilleure solution. Et la raison principale est que être « canard » et être « lapin » sont deux aspects inaltérables de la même figure. À mon sens, tel est le véritable défi de la Boîte : que la relation entre le document et l’oeuvre se comprenne comme les deux faces d’une même pièce de monnaie, ou des aspects de « l’image ambiguë ». Cela nous permettra d’apprécier sa nature multidimensionnelle en nous évitant de tomber dans une banale approche documentaire et une esthétisation biaisée. NOTES 1. Barthe, Christine. « De l’échantillon au corpus, du type à la personne », Journal des anthropologues. Questions d’optiques. Aperçus sur les relations entre la photographie et les sciences sociales, 80-81, 2000, p. 78. 2. Voir Christine Barthe et Anne-Laure Pierre. « Photographies et ethnologie. La photothèque du musée de l’Homme », Gradhiva, nº 25, 1999. 3. Benjamin, Walter. « La obra de arte en la época de su reproductibilidad técnica », Walter Benjamin. Sobre la fotografía, ed. pre-textos, Valence, 2004, p. 94. 4. Voir James Clifford. Dilemas de la cultura. Antropología, literatura y arte desde la perspectiva posmoderna, ed. Gedisa, Barcelone, 1995. 5. Geertz, Clifford. El antropólogo como autor, ed. Gedisa, Barcelone, 1997. 6. Dans le cas de l’Angleterre, voir toute édition à partir de la troisième de Notes and Queries on Anthropology. En ce qui concerne la France, voir Marcel Mauss, Manuel d’ethnographie, éd. Payot, Paris, 1967 ; Instructions sommaires pour les collecteurs d’objets ethnographiques, Musée d’Ethnographie du Trocadéro et Mission Dakar-Djibouti, Paris 1931 ; Marcel Griaule. El método de la etnografía, ed. Nova, Buenos Aires, 1957. 7. Voir Roland Barthes. La Chambre claire, Note sur la photographie, Paris, Seuil, 1980. Accrochage 5 Plié/déplié, Clérembault et le mouvement des étoffes. 17 septembre - 17 novembre 2013 Une série de photographies de femmes marocaines mettant leur voile puis se dévoilant prises entre 1917 et 1920 par le psychiatre, médecin et ethnologue Gaëtan Gatian de Clérambault est, actuellement, l’occasion de découvrir un fond unique. FIG. 9 : Gaëtan Gatian de Clérembault, sans titre, 1918-1919. © musée du quai Branly, photo : Claude Germain. .


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