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DOSSIER 102 De tous les objets utiles peuplant notre quotidien, la cuillère est l’un des plus honorables. Cet instrument fut ou sera le fidèle compagnon des moments vulnérables de notre vie. Elle est l’aéronef rempli de bouillie qui amuse et régale le nouveau-né. Elle sustente le malade affaibli et permet au vieillard de se nourrir facilement. La cuillère invite à la modestie car les plats qui nécessitent son utilisation figurent, pour la majeure partie d’entre eux, au nombre des plus simples. Quoi de plus humble que la soupe. Elle est également un objet de mesure fiable, utilisée pour calculer les justes proportions, les justes quantités. Ces quelques éloges de la cuillère peuvent pareillement concerner la louche, sa grande cousine, symbole d’abondance par la taille de son cuilleron et de partage lorsqu’elle invite les mets à aller de l’unique (le plat, la marmite) vers le multiple (les assiettes). En revanche, la cuillère est plus éloignée de ses autres parents de la tablée que sont le couteau et la fourchette. Le couteau, plus ancien que la cuillère, est plus polyvalent, mais cela n’est pas toujours une qualité. Tour à tour arme et outil, il tranche le vif comme l’inerte. Certes utile, il n’en demeure pas moins plus mortifère que la pacifique cuillère. La fourchette, moins répandue à travers le monde que la cuillère, partage une certaine agressivité avec le couteau. « Dérivé miniature » de la fourche agricole, elle est aussi proche du trident et de la fourche de guerre. Oui, en vérité, la fourchette est bel et bien un instrument d’estoc, l’exact contraire de la cuillère dont parle joliment M. Tournier (2004, p. 77-78). Ceci étant, revenons à notre universelle cuillère. La collection de louches / cuillères que détient le Musée royal de l’Afrique centrale (MRAC) est certainement la plus importante au monde pour ce qui concerne les pièces de RDC (plus de mille exemplaires). À maintes reprises, j’ai ouvert les tiroirs Par Julien Volper qui contenaient ces objets et, chaque fois, j’ai été époustouflé par la beauté de nombre d’entre elles, et ce d’autant plus que certains de ces ustensiles relevaient vraisemblablement de cultures que l’on dit habituellement pauvres en matière d’art plastique. Pour autant, l’absence de véritable étude leur étant spécifiquement consacrée rendait difficile l’attribution et la contextualisation de nombreux exemplaires. Tout, ou peu s’en faut, restait donc à faire. Pour commencer un premier défrichement sur le sujet, il fallait se livrer à un travail s’inscrivant dans la lignée de celui de J. Maes, étudier au cas par cas chaque pièce que le MRAC offrait. En plus d’offrir un bon défrichement de ce matériel apparemment fort peu exotique, cette analyse déboucha sur quelques « petits plaisirs de recherche », notamment en ce qui concerne les attributions stylistiques et les influences iconographiques. Les deux exemples qui suivent tenteront d’illustrer ce qui vient d’être dit et, je l’espère, de capter l’attention du lecteur. Attribution ababua et hexagramme La pièce de la figure 1 est une cuillère en ivoire qui, par son aspect, se rapproche des exemplaires attribués communément aux Ababua (ou Boa). Bien que présentant à première vue la légitimité d’une investigation scientifique aboutie, cette appellation de « cuillère boa » ne repose concrètement que sur peu de données. On peut même affirmer que ladite appellation n’est devenue crédible que par sa constante répétition et son acceptation dans le monde des amateurs d’art africain. Concernant cette genèse de l’attribution ababua, on peut dire que, dans le cas précis des pièces de Tervuren, il y a parfois eu un rattachement abusif entre des cuillères en ivoire mal documentées et des données ethnographiques publiées par A. de Calonne-Beaufaict Vue latérale de la FIG. 25. Le concave et le convexe Cuillères en ivoire du nord-est congolais


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