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DOSSIER Certains tapis – ainsi que d’autres objets de vannerie comme les paniers et chapeaux – peuvent comporter des récits picturaux 136 entiers ou y faire allusion. Ils racontent l’histoire de héros légendaires, d’esprits et de dieux et possèdent une profonde signification sociale et rituelle. Chez les Iban, certains tapis ornés de dessins sont habités par une force spirituelle associée aux motifs qu’ils contiennent, comme le dragon. Confectionnés par de célèbres tresseuses, ils sont dotés de pouvoirs, reçoivent des « noms de louange » (julok), et l’on raconte que dormir sur un tel tapis, sous une couverture pua’ ornée de dessins et dotée de pouvoirs, provoquerait des rêves importants (Heppell, 2009, Couderc, 2012). Tout comme le tissage des pua’, le tressage de puissants motifs et dessins sur des tapis entraîne un dangereux risque spirituel. Swayne (2012) rapporte que chez les Rajang, trois dessins tressés – le chien, l’éléphant et le crocodile – sont tabous, et que quiconque les réalise court le danger de perdre la vue. De manière intéressante, les personnes âgées et, anciennement, les esclaves (considérés comme étrangers à la communauté) pouvaient les exécuter sans risque. Ici, la référence pourrait être l’élément central plutôt que le nom. Chez les peuples vivant en amont du fleuve Mahakam, par exemple, « chien » est un alias courant de « dragon » (Sellato, 1989, 1992a), car selon la croyance fort répandue, le simple fait de prononcer le mot « dragon » provoque le danger. Ainsi, des noms alternatifs pour un même dessin ne sont pas nécessairement incongrus, puisqu’ils font référence au même concept. Également, les noms de divers fruits ou feuilles possédant plus ou moins la même forme peuvent tous « évoquer la notion de ‘parfum’ et être reliés à des têtes conservées en guise de trophées, qui apportent la fertilité » (Bléhaut, 1997). Dans le même ordre d’idée, le dragon-chien et ses incarnations plus concrètes, le cerf et le buffle d’eau, pourraient tous faire allusion aux Enfers, comme le crocodile et le lézard (Sellato, 1989, 1992). Eux-mêmes entourés de danger, les motifs qui évoquent les divinités, puissants esprits ou trophées de têtes possèdent assurément une forte valeur symbolique. Ils sont créés pour des raisons rituelles et utilisés, ou en tout cas présents, au cours d’événements religieux. Par ailleurs, les articles décorés de la sorte sont imprégnés d’un pouvoir qui leur est propre. Le tressage (ou toute forme de représentation) du dragon invoque immédiatement la grande déesse dragon et crée un nouveau dragon, ainsi que son antre. L’artiste et l’objet sont sous sa protection, rendant sa présence bien plus significative qu’un simple motif de décoration. Esthétique Indéniablement, tous les êtres humains apprécient la beauté et le plaisir esthétique, mais à Bornéo, ce sentiment s’exprime principalement dans la relation avec les objets. Si Bernard Salleto n’a jamais vu un Aoheng admirer un coucher de soleil, il a, en revanche, souvent observé les gens manipuler longuement un objet et parler avec enthousiasme de la manière dont il a été fabriqué. Dans de nombreuses langues de l’intérieur de Bornéo, il n’existe pas de terme pour « beauté » ou « beau », même si des mots en malais ont récemment comblé ce vide. Traditionnellement, l’idée du « beau » est rendue par le mot désignant « bon » dans le sens général de « supérieur ». Le même mot « bon » est utilisé pour les personnes, où il signifie également « supérieur », mais dans le sens de « riche » ou « noble » – bien qu’il n’ait pas le sens de « bienveillant ». Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, la décoration n’est pas considérée comme essentielle à la beauté dans l’art de FIG. 24 : Grand tapis comprenant trois rangées longitudinales de médaillons octogonaux dans lesquels le motif du torse est toujours reconnaissable. Beketan, haut-Belayan, région de Tabang, est de Kalimantan. Photo: G. Perret.


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